« Puisque le contrôle de la parole semble bien inclus dans le projet de Vincent Bolloré de posséder à la fois le numéro 1 de l’édition, Hachette, qui pèse 2,6 milliards d’euros de chiffre d’affaires, et Editis, qui a dépassé 800 millions en 2021, il est nécessaire de remonter à l’origine des phénomènes de concentration dans le monde du livre et de l’édition pour y mettre à nu les logiques qui sous-tendent cette stratégie », écrit Jean-Yves Mollier. Car comprendre l'avenir est avant tout une question d'histoire.
Le classement des groupes d'éditions de livres selon leurs chiffres d'affaires ne laisse la place à aucun doute : à eux deux, les « Hachette + Éditis » représentent les trois-quarts de la production d'ouvrages et de medias (classement Livre-Hebdo de 2021 pour l'année 2019 : https://www.livreshebdo.fr/article/classement-2019-des-200-premiers-editeurs-francais#) et même, dans le quart restant, les groupes d'éditeurs non apparentés à Bolloré ou Lagardère, beaucoup conservent et prolongent l'esprit, sinon conservateur ou réactionnaire, colonial ou suprémaciste, du moins, bien ancré dans l'européocentrisme.
Agrandissement : Illustration 1
Une force de frappe de normativité européocentrée quatre fois plus répandue que les expressions plurielles
Pas facile pour les paroles « autres » de sortir du moule hétérodominant occidental.
Dans son article « Édition, le tournis des concentrations » dans le Monde Diplomatique d'octobre 2022 (https://www.monde-diplomatique.fr/2022/10/MOLLIER/65165), Jean-Yves Mollier ouvrait sa réflexion historique à partir de cette information : « Prêt à céder Editis, Bolloré lorgne Hachette. Alors que les bienfaits de la lecture sont régulièrement célébrés par les divers représentants du pouvoir, le secteur de l’édition est depuis des décennies soumis aux calculs d’hommes d’affaires milliardaires. Outre l’appauvrissement de la diversité des idées et des formes, cette emprise financière peut s’accompagner d’un autre type de contrôle, idéologique et moral. »
Jean-Yves Mollier cite notamment la « gigantesque partie de Monopoly à l’échelle planétaire, faisant redouter de nouvelles batailles de titans » et le “désarroi” (la démotivation, plus bas) des équipes éditoriales sommées de suivre les injonctions du financier propriétaire d'un nombre colossal de groupes de presse et de grands medias diffusant les valeurs les valeurs les plus réactionnaires des conquérants et des revanchards va-t-en-guerre du nationalisme français et européen.
- « Hachette pèse aujourd’hui 2,6 milliards d’euros, Editis 850 millions, et les numéros trois et quatre, Média-Participations (caractérisé par son ancrage dans la bande dessinée, notamment Le Lombard, Dupuis, Dargaud) et Madrigall, entre 650 et 700 millions d’euros. Or, si M. Bolloré veut aujourd’hui échanger le numéro deux contre le numéro un, ce n’est pas qu’une question de chiffres : l’homme d’affaires est animé par une forte volonté de « réarmement moral ». Qu’il ait cédé officiellement la direction de son groupe à son fils aîné ne change rien à l’affaire, il ne cache pas ses intentions de tout faire pour imposer dans son empire (CNews, Europe 1, Canal Plus, bientôt Paris Match et Le Journal du dimanche) les valeurs traditionnelles de l’Occident chrétien. »
Perspectives
Déjà, avant les élections, sur le même mensuel, en janvier l'an dernier, Marie Bénilde, journaliste auteure d’On achète bien les cerveaux. La publicité et les médias, Raisons d’agir, Paris, 2007, nous prévenait en terminant son article Vincent Bolloré côté cour par ces deux paragraphes :
- « M. Emmanuel Macron, lui, s’accommode fort bien du bolloro-zemmourisme, jouant tantôt de la confrontation par ministres interposés (Mmes Marlène Schiappa et Élisabeth Moreno ferraillant chez Hanouna), tantôt la fausse connivence en laissant un conseiller de l’Élysée intervenir en direct par SMS dans l’émission de Pascal Praud, l’animateur qui se définit « à 100 % Bolloré ».
- ”Le décor médiatique est planté : lors de la prochaine élection présidentielle, l’électeur-téléspectateur pourra choisir entre le président sortant et un attelage composé d’un capitaliste réactionnaire et d’un journaliste xénophobe, tous calibrés pour l’ère du libéralisme autoritaire. »
Le 7 janvier de cette année, Nicolas Gary, d'ActuaLitté reprenait les inquiétudes de Jean-Yves Mollier pour en publier un extrait de quatre pages sur le thème des guerres de civilisation.
- « Depuis deux ans en effet, Vincent Bolloré ne cesse de défrayer la chronique, non pas tellement à cause des acquisitions que son groupe financier a opérées dans le monde des médias (Prisma Presse, C8, CNews, etc.), que parce qu’à chaque fois elles se sont traduites par la mise au pas des journalistes qui ne suivaient pas la ligne voulue par l’homme d’affaires. »
Combat civilisationnel ? Peut-être. Mais pour quelle civilisation en ce cas ? (document disponible en libre consultation et/ou téléchargement).
20 % pour tenir tête à l'arrogance des possédants et de leurs factotums.
Que peut-on ?... Quelles sont nos forces pour renverser l'esprit hégémonique des grands groupes ayant pignon sur rue ?...
Il est encore temps aux éditeurs alternatifs de se regrouper et de lancer quelques ouvrages offensifs qui permettront d'« arrêter le bras qui frappe ».
Jean-Yves Mollier est également l'auteur de Édition, presse et pouvoir en France au XXe siècle, Fayard, Paris, 2008
L’Âge d’or de la corruption parlementaire. 1930-1980, Perrin, Paris, 2018.