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Billet de blog 31 octobre 2025

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Traité secret pour guérir de la joie

Nouvelle née au jour d’équinoxe d’automne : la tétralogie poétique en recueil bilingue du philosophe cisjordanien Abdul-Rahim Al-Shaikh, soigneusement traduite par Mohammed El Amraoui. Les recto-versos de la créatrice Fanny Bat en ont scandé les saisons au fil des chapitres, avec la bienveillante complicité de Stéphane Baldo dont le paysage sert le mystère de son titre.

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Sortie publique au 20 septembre de cette année pendant le Bazar littéraire de la Cave Poésie toulousaine, la lecture du livre a créé l’événement.

Illustration 1
Couverture complète du TRAITÉ SECRET POUR GUÉRIR DE LA JOIE © Stéphane Baldo / ABC’éditions

À l’œil on s’y laisserait tromper : les présentoirs libraires afficheront TRAITÉ SECRET POUR LA JOIE, laissant alors imaginer une thèse ésotérique exhumée d’antiques traditions à destination de bonheurs inespérés... – Bigre ! l’incongruité suprême par les temps actuels... Une provocation dérisoire, et en provenance de Palestine, qui plus est !... Las ! en mains, il suffira seulement de déployer le rabat de couverture pour découvrir toute la triste ironie du projet de l’auteur : « guérir de » !

« TRAITÉ SECRET POUR GUÉRIR DE LA JOIE » !!!...  

Car c’est l’ironie la plus tragique qui soit quand on naît en Palestine : aspirer à la joie ne peut être que pathologie. Rien de joyeux n’est permis en Palestine, de la naissance à la mort, tout n’est qu’interdits arbitraires, obligations absolues, humiliations continuelles, brimades permanentes, déceptions systématiques, tout est surveillé, imposé, contrôlé par l’autorité israélienne.

L’auteur est philosophe à l’université de Birzeit, en Cisjordanie, et son livre était sorti (titre original : Sirru ash_shifâ’ mina l-farah) en 2017, publié par Dar Al-Ahliyya, à Amman (Jordanie), il a aussitôt reçu les honneurs du musée Mahmoud Darwich de Ramallah, et une place non moins honorable dans de nombreux autres espaces de culture arabe dont la prestigieuse Maison Issaf Nashashibi de Jérusalem, puis, la même année, au Théâtre Al-Khashaba à Haïfa. Il reste, au-delà de ces terribles années de mondialismes envahissants, un recueil pour se reconstituer sensibles malgré tout.

L’ouvrage se décompose en quatre saisons dont la particularité est de ne se trouver jamais implantées dans le présent, toujours dans l’attente des prochaines saisons ou dans le souvenir de celles qui sont passées. L’impression qui domine à la lecture de cette poésie ô combien concrète, c’est l’ouverture d’une brèche. La porte grinçante qui pousse les gonds de la culture palestinienne s’impose à nos mémoires comme à notre temps. Face à la peur de l’avenir, sa traduction actuelle en français par le poète marocain El Amraoui restitue l’importance de sa nécessaire visibilité dans nos pays : la singularité du ton et de l’univers d’Al Shaikh, son travail sur la langue et sur la forme, sa vision viscéralement humaniste et sa résistance à l’occupation en font un avertissement sur le sort réservé aux peuples. À tous les peuples subissant le joug d’entreprises coloniales. Traitant des thématiques universelles et populaires à la fois, de l’exil aussi bien intérieur qu’extérieur, de la multiplicité des formes d’amour comme résistance au chaos, de l’identité – non ! de l’intégrité – sous l’oppression, l’écriture s’allonge de vers en vers, les strophes mêlent ironie, tendresse, profondeur et gravité. On peut même percevoir dans les esquisses du rapport à la mère et à la femme aimée, le besoin de repères tangibles où poser l’énergie de nouveaux espoirs. Car des saisons prochaines ne manqueront pas d’arriver. La Terre tourne et le monde avec.

Neutralité

Dans notre pays
La rhétorique ne cesse que rarement de s’éprendre de son propre miroir
mais notre haut narcisse ne pousse pas /
dans une eau que l’étranger pourrait troubler. Les occupants ne connaissent pas les noms /
de nos fleurs, ni les sources de nos fleuves, mais ils excellent dans la pioche des cailloux /
(ceux qui gardent encore les traces des mains criblées de balles) qu’ils jettent dans l’eau de nos mares pour entamer l’ombre de notre narcisse

…. Mais, une fois cela fait :
Ils n’exultent, ni ne s’attristent.

Dans notre pays les gens ne rêvent que rarement… mais ils rêvent : de libérer le pays /
libérer les hommes des entraves de son amour. Ils rêvent d’amour [...]

Le secret est dévoilement

Un de ses compatriotes à l’université de Birzeit, Walid Al-Shurafa, a dit notamment, à propos de cet ouvrage :

« Le titre brise les relations sémantiques et les recompose avec une signification démultipliée, allant jusqu’à tourner en dérision le sens, jusqu’à le dissoudre dans une forme d’errance flottante. Car le secret est dévoilement, et le dévoilement est un cri muet, étouffé, enchâssé dans une phrase saturée de significations se bousculant à la porte de sortie. Le sens, ici, devient un nouveau secret diffusé à travers le texte, mais qui se retire dès qu’on en vient à la prédication ou à la description, pour produire un sens paradoxal... »

Et c’est vrai, il y a un paradoxe à reprendre la stylistique des rêves dominants pour mieux les renverser, les inverser, les rendre inopérants, non opératoires. L’inavoué sous-jacent dans l’art d’Abdul-Rahim Al-Shaikh relève au moins autant de prophéties insoumises que d’évocations vigilantes, autant de la prédiction que de la bénédiction, de la révolte que de l’abandon. C’est toute la beauté d’une parole qui se veut curative, elle est nourrie d’engagements et de détachement, elle se comporte en baume sur les blessures et elle dispense les éclats froids et brûlants du miroir, sa verve est fructueuse comme l’arbre d’une oasis, elle est euphonique et sonore comme une reviviscence inspirante. Il y a la syncope de la survie à l’état pur : l’état du retour dont on ne revient jamais. Car, si on respire aussi à la lecture de ces trente-et-un poèmes, on quitte les pages et ses lignes pour se mettre à aspirer avec lui à la libération, à une juste libération des êtres dans la terre où depuis des générations l’ennemi les enferme à ciel ouvert. Ultime révélation : ce texte n’est pas celui d’un militant, c’est celui de n’importe qui, vous, moi, qu'on peut avoir emprisonné à demeure et à perpétuité sans avoir fait quoi que ce soit de répréhensible, sinon d’être né·es au milieu des technologies les plus furieuses qu’aient pu inventer les nations. 

Joie de tristesse

J’égaye la tristesse en l’écrivant : je ne suis ni prophète, ni idiot, mais j’espère que cette année (année de tristesse et de frustrations) sommeillera au loin, sereinement, et que je ne reviendrais au pays, que subrepticement, sur l’aile du manque !

" Derrière les clôtures " © Ah Bienvenue Clandestins ! ABCéditions
" Traité secret pour guérir de la joie " © Ah Bienvenue Clandestins ! ABCéditions

Traité secret pour guérir de la joie, d’Abdul-Rahim Al-Shaikh, recueil bilingue traduit de l’arabe (Palestine) par Mohammed El Amraoui, avec huit illustrations de Fanny Batt, courtoisie en couverture de Stéphane Baldo, ABC’éditions, coll. Pænsées mêlées, septembre 2025, ISBN 978-2-919539-20-8, 20 € 

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