Si la hausse de la taxe du carburant, de 3 centimes pour le prix du litre de l’essence, et de 6,5 centimes pour celui du diesel au 1er janvier 2019, a été le détonateur de cette immense colère qui court des campagnes jusqu’aux villes, les causes de ce mécontentement grandissant sont profondes. Aussi, ce soulèvement spontané émergé en dehors des structures syndicales et politiques, s’inscrit néanmoins dans la continuité des mouvements sociaux qui ont ébranlé le quinquennat Hollande, et l’an I du macronisme. Ce qui est inédit dans cette vague protestataire, au-delà de sa spontanéité et de son expression sur les réseaux sociaux, c’est qu’elle a émergé des territoires et des classes moyennes. Elle est la composante qui manquait aux luttes ouvrières d’avant l’été, pour infléchir la politique antisociale d’un pouvoir qui ne cesse de favoriser les riches, et de prélever taxes et impôts sur les classes populaires et les classes moyennes. Le slogan « Macron démission » crié sur les barrages par les manifestants, donne aux revendications des « gilets jaunes » une dimension hautement politique que n’exprimaient pas les mouvements sociaux d’avant l’été. Aussi se pose, non pas la question de la structuration de ce mouvement, qui découvre et invente de nouvelles formes d’organisation et d’action démocratiques, mais de comment fédérer ces colères avec celles des retraités, des ouvriers, des personnels hospitaliers, des enseignants, des cheminots, pour que face au mépris affiché par ce pouvoir, elles puissent converger et donner naissance à un puissant mouvement social, susceptible de mettre en échec l’application des mesures antisociale d’un pouvoir sourd à la détresse de millions de Français.
Le président Macron et son gouvernement persistent à faire valoir la transition écologique pour poursuivre l’augmentation des taxes sur le carburant, alors qu’ils épargnent de ces taxes les gros pollueurs que sont les transports aériens et maritimes. Ils tentent de calmer la grogne par la menace, la répression, et des manœuvres dilatoires, dont une série de propositions démagogiques chiffrées à 500 millions d’euros, financées par la suppression de 800 millions d’euros de crédit d’impôt énergétique pour l’isolation des portes et fenêtres. Cette politique hypocrite de la carotte et du bâton, loin d’apaiser la colère des Français contribue à l’amplifier. Le mépris et le cynisme du chef de l’État et de ses godillots sont à l’image de ce PDG de Renault, Carlos Ghosn, grand patron de l’industrie rémunéré à hauteur de 13 millions d’euros en 2017, symbole de la mondialisation et de la macronie, aujourd’hui arrêté au Japon pour fraude fiscale.
Si cette révolte a émergé de la fracture des territoires, elle a un dénominateur commun avec les luttes sociales qui ont jaloné le premier semestre de l’année 2018, la politique antisociale menée par Macron depuis son arrivée au pouvoir. Son émergence hors des structures syndicales et politiques traditionnelles, sa nature, son organisation et son mode d’expression, interrogent sur la confiance qu’accorde aujourd’hui une majorité de Français aux syndicats et aux partis politiques. La défiance affichée sur les lieux de blocage envers ces appareils, mérite que l’on tente d’expliquer son origine.
Défiance envers les syndicats dits réformistes qui comme la CFDT, ont cautionné toutes les mesures antisociales prises par Valls et Macron durant la mandature d’Hollande. Défiance envers les syndicats traditionnellement à la pointe des luttes syndicales, incapables de s’unir pour s’opposer à la casse du Code du travail, au démantèlement des services publics, à la baisse du pouvoir d’achat.
Défiance envers les partis politiques, qui comme le Parti socialiste, ont trahi leurs engagements électoraux et voté à Bruxelles tous les textes exigeant de la France la réforme du Code du travail, la privatisation des aéroports, le démantèlement des services publics, les politiques d’austérité pratiquées par Sarkozy, Hollande et Macron. D’où est issue la majorité des ministres macronistes, si non du Parti socialiste et de la droite libérale ? Une droite aujourd’hui déchirée, mais qui au cours de la campagne électorale de 2017, disputait à la REM les mesures antisociales proposées dans son programme. Quant à la France insoumise, principal parti d’opposition à la macronie, le manque de discernement de Jean-Luc Mélenchon, tombé dans le piège tendu par le pouvoir lors des perquisitions, hors norme, effectuées dans le cadre d’une simple procédure judiciaire, crée un profond malaise et des doutes chez un grand nombre d’électeurs de gauche. Reste le Rassemblement national, ex-FN, dont les perspectives d’une France xénophobe, repliée sur elle-même, rebutent la grande majorité des Français.
Ce constat fait, demeure cette réalité où aujourd’hui une caste de privilégiés, président et ministres millionnaires ou commis zélés du patronat et de la finance, gouvernent la France en servant sans scrupule les intérêts des riches. Alors que grandit la misère des plus démunis, que les classes moyennes s’appauvrissent, que la grande majorité de la population se paupérise, les revenus des grands patrons de l’industrie et de la finance progressent d’année en année. En 2017, les patrons du CAC 40 ont gagné en moyenne 5,07 millions de d’euros, soit 70 fois plus que le revenu moyen des Français. Cet enrichissement sans vergogne d’une haute bourgeoisie est gratifié par de somptueux cadeaux fiscaux, accordés par un président déconnecté des difficultés et des attentes des Français. Cadeaux aux riches financés par l’augmentation de la CSG, des taxes sur les carburants, le gel des pensions des retraités et des salaires des fonctionnaires. C’est cette réalité qui est à l’origine de ces colères.
Si la fédération FO des transports appelle à rejoindre l’action des « gilets jaunes », l’attitude hypocrite de la confédération, prétextant du slogan politique « Macron démission » entendu sur les barrages, pour ne pas se solidariser ; ou celle de la CGT arguant de comportements racistes isolés ; ou celle de la CFDT, soucieuse de louvoyer avec le pouvoir, et tentant de noyauter le mouvement en y envoyant anonymement ses militants sur les barrages, témoigne de la méfiance des appareils à l’égard de ce mouvement. Méfiance aussi de la part du pouvoir qui tente de le discréditer, d’abord en traitant les manifestants d’anarchistes, puis en agitant l’épouvantail de la radicalisation. Aussi, il est urgent que les syndicats non réformistes prennent la mesure de cette colère d’une grande majorité de Français, exprimée par ce mouvement citoyen, et qu’ils appréhendent et admettent sa spécificité. Il est urgent qu’ils contribuent, en dehors de toute tentative de récupération, à fédérer toutes ces colères pour répondre à l’appel du peuple. De leur capacité à surmonter les intérêts d’appareil et leur différences idéologiques, dépend l’issue de cette révolte, mais aussi de leur crédibilité. Ils sont condamnés, soit à accompagner ce mouvement protestataire citoyen, soit à être, par leur inaction, complices du pouvoir. Quant aux partis politiques, nul doute qu’ils ne pourront en aucun cas récupérer un mécontentement, dont certains d’entre eux sont à l’origine du mal profond qui frappe notre société.