Les chiffres catastrophiques du contentieux des étrangers
Le contentieux des étrangers devant les juridictions administratives est massif (et ça n'est pas prêt de s'arrêter).
En 2023, il représentait 43 % du volume des affaires enregistrées par les tribunaux administratifs et 57 % pour les cours administratives d'appel.
Ces chiffres étaient sensiblement les mêmes pour l'année 2022. Plus de 100 000 requêtes (43,5 %) concernaient ce seul contentieux.
Dans son rapport public pour 2022, le Conseil d'Etat relevait que :
"Le contentieux des étrangers représente globalement 44% des entrées. Il a augmenté de 5% par rapport à 2021 et de 11% par rapport à 2019. Les OQTF 3 mois représentent 23% des entrées de ce contentieux et diminuent de 2% par rapport à 2021".
En prenant un peu de recul, la situation s'avère être pire encore. Le Syndicat de la juridiction administrative estime qu'en dix ans, le contentieux des étrangers a augmenté de 87 % (de 53 842 requêtes en 2011 à 100 332 en 2021).
L'improductive politique d'édiction en masse des OQTF (voir le billet précédent) rejaillit donc directement sur les juridictions. Et pourtant (par chance pour les juges administratifs !), moins de 50 % des OQTF sont contestées : sur plus de 120 000 OQTF prononcées en 2019, à peine 50 000 sont contestées en justice (source : La Cimade).
Naturellement, les magistrats s'en plaignent (et ne parlons même pas des principaux intéressés, qui font face à une "e-administration" qui ne répond que par messagerie automatisée, lorsqu'elle répond).
L'Union syndicale des magistrats administratifs (USMA) évoquait en 2019 "le poids d’un contentieux des étrangers devenu trop lourd". Elle poursuivait : les juridictions administratives "se trouvent aujourd’hui menacées aussi bien d’asphyxie que d’un syndrome dépressif" (Contribution de l’USMA à l’étude relative a l’organisation des procédures contentieuses en matière de droit des étrangers et d’asile, 23 novembre 2019).
Le Syndicat de la juridiction administrative, en 2023, dans son Livre blanc sur la charge de travail (page 6), évoquait pour sa part "un certain nombre de contentieux "absurdes" ou démoralisants" :
"- contentieux des refus d’octroi de rendez-vous, qui engendrent de multiples référés mesures utiles ;
- contentieux des refus d’enregistrement des demandes aux guichets ;
- contentieux des personnes déboutées du droit d’asile, dont le sort procédural a nécessité plusieurs décisions et avis du Conseil d’État ;
- situation des personnes ne pouvant ni disposer d’un titre de séjour ni être éloignées (les parents d’enfant(s) français par exemple)".
Bref, le contentieux est non seulement massif, mais en plus largement "shadokien".
Qui est responsable de cette situation désolante ?
Au premier chef assurément, l'Etat, qui charge allègrement la barque de la juridiction administrative de deux manières.
D'une part, en multipliant les refus de titres de séjour, de visa, d'autorisation de travail ou encore les OQTF sans se soucier de leur légalité.
D'autre part, de manière plus insidieuse, par son abstention à se prononcer sur l'essentiel des demandes. Car s'il existe un mythe en droit administratif, c'est bien la règle du “silence vaut accord” posée par l’article L. 231-1 du code des relations entre le public et l’administration, dont le caractère nébuleux ne laisse pas d'étonner.
Or tout à l'inverse, ce silence vaut rejet "sur les demandes de titre de séjour vaut décision implicite de rejet" (article R. 432-1 du CESEDA) après 4 mois (article R. 432-2 du même code).
Voilà un moyen peu coûteux et expéditif de traiter les demandes : ne rien faire et laisser le temps faire son effet.
Et que pensez-vous que fait l'Etat ? Laissons la parole à nouveau à l'USMA (en retirant les pincettes introductives du propos sous la forme d'un "il n'est pas exclu que") :
"par facilité ou simplicité, l’administration développe une attitude ouvertement déresponsabilisée, au détriment du juge, en se déchargeant de sa tâche d’étude des demandes de titres et en généralisant les refus implicites pour laisser le juge prendre la décision de refus ou d’admission au séjour".
Le juge administratif est donc transformé en sous-traitant de l'Etat. Et pour sa part, le code de justice exige en principe de lui qu'il rende une décision (écrite cette fois).
Mais la juridiction administrative a également une part de responsabilité dans cette situation.
Au tribunal administratif de Montreuil - qui n'est certes pas le plus épargné par le contentieux des étrangers - 84 % des difficultés d'exécution des jugements concerne ce contentieux (rapport public du Conseil d'Etat pour 2021). Autrement dit, la quasi-intégralité des difficultés d'exécution des jugements est le fait de la Préfecture de Seine-Saint-Denis.
Le Président du tribunal administratif de Cergy-Pontoise (qui ne travaille pas moins que son collègue Montreuillois) donne une explication fort intéressante - et qui se vérifie en pratique - à ces difficultés d'exécution : "la préfecture des Hauts-de-Seine attendait, pour exécuter les jugements impliquant la délivrance d’un titre de séjour ou un réexamen de la situation de l’étranger, qu’une demande d’exécution soit présentée par celui-ci" (page 143 du rapport public du Conseil d'Etat pour 2022).
Tout avocat qui pratique le contentieux administratif - et en particulier le contentieux des étrangers - ne peut que confirmer ce triste constat : gagner devant un juge administratif est une chose, obtenir l'exécution de cette décision en est une autre (cf. l'article rédigé avec mon associée Delphine Krzisch sur l'effet utile des décisions de justice administrative).
Avec pour conséquence, pour les juges, de croiser "au cours d’une même année, deux, trois, cinq fois le même requérant, qui nous soumet autant de fois les mêmes questions" (contribution de l'USMA précitée).
Faire le constant de l'existence de "difficultés croissantes d’exécution des jugements rendus dans le contentieux des étrangers" (rapport précité du Conseil d'Etat pour 2021, page 161), n'est guère efficace si aucune mesure n'est prise pour réagir.
"Tu défies l'autorité, on t'apprend à la respecter", "climax" du discours de politique générale, ne mérite-t-il pas d'être appliqué avec la même rigueur aux administrations récalcitrantes à respecter l'autorité de chose jugée par la justice administrative ?
Il existe pourtant une solution : que les juges fassent un usage systématique de leur pouvoir d'injonction sous astreinte. Ce levier financier (tout comme celui des frais de justice) est en effet trop peu mobilisé, pour ne pas dire jamais. Est-ce à dire que nos juges ont encore du temps à consacrer à de très inintéressants litiges d'exécution de leurs décisions ?
Pour leur part, les étrangers n'ont ni le temps ni l'argent d'aller voir "deux, trois, cinq fois" un juge pour obtenir un rendez-vous pour déposer un dossier ou même plus simplement pour récupérer un titre de séjour fraîchement imprimé. Engager une procédure d'exécution d'un jugement devant la juridiction administrative n'est pas une "voie normale" pour obtenir satisfaction.
Lorsqu'en Seine-Saint-Denis ou dans les Hauts-de-Seine (mais aussi à Paris et sans aucun doute ailleurs - lire pour Lyon le très éclairant article de mon Confrère Yannis Lantheaume, en deux parties ici et là), un Préfet est systématiquement incapable de réexaminer un dossier, de délivrer un titre de séjour ou de fixer un rendez-vous dans les délais impartis par un juge, aucune bienveillance n'est de mise à son égard : nos clients n'en bénéficient d'ailleurs pas.
Si les services de l'Etat sont sous l'eau, c'est d'abord la conséquence de choix politiques (nemo auditur...). Les sous-effectifs, le covid et la complexité des procédures évoqués à l'envi ne sont que des épiphénomènes dans ce naufrage.
Désengorger les tribunaux administratifs suppose de tarir urgemment le contentieux de l'exécution, dont l'usage est devenu anormalement banal. Il suppose tout aussi urgemment de faire comprendre à l'Etat qu'il sera toujours plus coûteux de ne pas s'interroger sur la légalité des décisions qu'il rend que de mobiliser des agents pour instruire les demandes.
Les avocats doivent prendre leur part à cela : rappeler aux tribunaux l'absurdité de l'essentiel de ce contentieux, leur répéter les difficultés d'exécution, leur dire que la bonne administration de la justice commande de donner un effet utile à leurs décisions. Ils doivent alerter leur client sur le fait que toute illégalité est fautive - et donc indemnisable -. Ils doivent rappeler aux administrations que le paiement des frais de justice n'est pas une option, c'est une obligation dont le non-respect est passible de sanctions, que la Cour des comptes applique.
Il faut en finir avec la « double présomption que l’État est solvable et honnête homme » (E. Laferrière, Traité de la juridiction administrative et des recours contentieux, Berger-Levrault, 2 volumes, 1re éd., 1887-1888, réimpression LGDJ, 1989, t. 1, p. 303).
Or nous savons que la France est en faillite depuis 2007 et le ministre de l'intérieur ne cache pas son désintérêt pour l'article L. 11 du code de justice administrative et la CEDH.
Dont acte.