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En lisant Libération, je tombe sur une info. Elle relate succinctement le crash d’un avion brésilien près de Sao Paulo. Aussitôt, dans mon cortex le Corcovado pousse sa corne et ça fait PLAY. Cet événement tragique me rappelle la chanson de Nino Ferrer : « La Rua Madureira ».

Contexte. Fin 1968, une caravelle (comme dans la chanson) partie d’Ajaccio et qui devait se rendre à Nice se crashe. Libé en parle à l’époque dans ses colonnes. Quelques mois plus tard, en 1969, Nino Ferrer est en Corse pour les besoins d’un film de Marcel Camus, Un été sauvage. Il y joue avec son ami, comédien et compositeur, Daniel Beretta.
C’est dans les marges de ce film, dans ses pauses, son à-côté que naît la chanson. L’étincelle poétique vient du premier vers trouvé par Ferrer : « Non, je n’oublierai jamais la baie de Rio ».
« La rua Madureira » figure en piste 2 de l’album « Nino Ferrer » (album sans titre, parfois appelé « Agata » du nom de la première chanson). Elle dure 3 mn 22.
Ferrer est au texte (ou au « texte ? » comme il dirait, par modestie).
La chanson est composée par Daniel Beretta (qui, hasard des carrières et des correspondances, sera plus tard la voix française d’Arnold Schwarzenegger). Parmi les influences musicales pour inventer la mélodie, il y a du Carlo Jobim, « Insensatez » (1963), voire du Chopin (Prélude n°4). Entre France et Brésil, une chanson longue distance.
Quant au titre, il faut savoir qu’A Rua Madureira se situe dans un quartier de Rio de Janeiro au Brésil.
La chanson parle d’un crash d’avion dans lequel une jeune femme brièvement aimée a disparu. C’est une chanson-tombeau au rythme brésilien et mélancolique.
Le chanteur s’adresse à cette disparue, il la tutoie. « La Rua Madureira la rue que tu habitais »
Dès l’incipit, il y a la volonté de lutter contre l’événement tragique, lui ôter son pouvoir destructeur. « Non, je n’oublierai jamais la baie de Rio / La couleur du ciel, le nom du Corcovado ». Ce vers est répété à chaque strophe, comme une formule anaphorique qui conjurerait le temps qui passe et abolit. Non, il n’oubliera pas. Elle vit. La portée définitivement disparue est retrouvée à chaque écoute. De ce crash terrible, Nino Ferrer a sorti un air mélancolique.
Un amour fulgurant. « Non je n’oublierai jamais ce jour de juillet/Où je t’ai connue où nous avons dû nous séparer/Aussi peu de temps et nous avons marché sous la pluie/Je parlais d’amour et toi tu parlais de ton pays »
Une vie volée. So sad et saudade brésilienne. Une chanson tombeau. Entre coup de foudre et crash d’avion. « Dans une Caravelle qui n'est jamais arrivée ». Larmes pudiquement voilées dans une bossa nova. « Non je n’oublierai jamais la baie de Rio / La couleur du ciel le long du Corcovado »
L’avion de la chanson est une caravelle. Peu importe le type d’avion, quand le moteur et les ailes sont coupés. Un avion, quand ça vole plus, c’est pas la peine d’aller chercher plus loin. Comme un avion sans elle chante en écho une autre chanson, celle de Charlélie Couture.
Crash. La carlingue froissée ou quand la modernité trahit l’être humain. Plus vite, plus haut ? Plus mort.
Reste le transport affectif et mélancolique de la chanson.
Nino Ferrer se méfiait de l’avion. Il ne le prenait pas. « Je n’oublierai pas pourtant je n’y suis jamais allé ». Le narrateur lui n’aura plus à se poser la question de se rendre au Brésil. Son voyage sera immobile. Dans l’espace et dans le temps. Une vie à raviver, un souvenir à conserver. Les gens ne meurent pas s’ils existent encore à travers nous. Des souvenirs intimes. « Je me souviens de la douceur de son corps / Dans ce taxi qui nous conduisait à l’aéroport. »
Et puis le souvenir, le plus glaçant, l’annonce de la disparition. « Je me souviens de ton nom mal écrit dans un journal inconnu ». Mal écrit, donc un nom déjà dans le risque de l’effacement. Le souvenir se perpétue à travers la voix de ceux qui restent sur terre ou de ceux qui chantent pour l’éternité. Souvenir reconstitué pour lutter contre l’image horribles de corps disloqués. Une chanson comme à ras-de-terre, sans envolée, tenue.
Chanson comme adressée à la fameuse passante baudelairienne :
ô toi que j’eusse aimée, ô toi qui le savais!
En écrivant ce texte, j’ai découvert que cette chanson n’était qu’une fiction. Ferrer ne parle ni de lui ni d’une Brésilienne chère dont la voix se serait tue après un accident d’avion. Toute ressemblance avec des personnes existantes ou ayant existé est purement fortuite et involontaire. Cela ne fait que rendre la chanson plus universelle.
Georges Perec, dans son Je me souviens (1978), n’avait pas oublié Nino « 426 – Je me souviens de Gaston y’a le telefon qui son. » Hélas, un des regrets de Ferrer c’est que l’on n’ait pas davantage oublié ses chansons moins tape-à-l’œil, tubes et Numéro 1, « Mirza », « Le Téléfon », « Les Cornichons » and Cie. Les succès peuvent parfois être de mauvaises rencontres et mener à La Disparition des autres chansons.
Avec « La Rua Madudeira », c’est moins une lumière qui plane qu’un soleil noir sur le Corcovado.
Nino Ferrer, né un 15 août, aurait eu 90 ans, cette année.
France TV : La maison de Nino Ferrer
30 Millions d'amis : Nino a retrouvé Mirza
France Bleu : « La Rua Madureira », une histoire tragique d’amour et d’avion
France Musique : Succès et Spleen