L'Épistoléro (avatar)

L'Épistoléro

Prof, surtout, et auteur, un peu (La Ville brûle, Ellipses, Actes Sud Junior, Le Murmure, Densité, Le Boulon, Arléa, Umami, Klincksieck…)

Abonné·e de Mediapart

379 Billets

2 Éditions

Billet de blog 14 juillet 2024

L'Épistoléro (avatar)

L'Épistoléro

Prof, surtout, et auteur, un peu (La Ville brûle, Ellipses, Actes Sud Junior, Le Murmure, Densité, Le Boulon, Arléa, Umami, Klincksieck…)

Abonné·e de Mediapart

« Les loups sont entrés dans Paris »

« Dans ce foutu pays de France ».

L'Épistoléro (avatar)

L'Épistoléro

Prof, surtout, et auteur, un peu (La Ville brûle, Ellipses, Actes Sud Junior, Le Murmure, Densité, Le Boulon, Arléa, Umami, Klincksieck…)

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Illustration 1

C’est un Serge Reggiani, alors quadragénaire, grand acteur et déjà chanteur, qui la crée, qui la chante. La chanson "Les loups sont entrés dans Paris" sort en juin 1967 aux éditions Jacques Canetti. Les paroles sont d’Albert Vidalie (écrivain, scénariste, proche de Blondin, de Giono) et la musique de Louis Bessières (compositeur notamment de l’hymne du groupe Octobre, « Marche ou crève »). La chanson figure sur le deuxième album du chanteur, son sophomore album. C’est justement marqué dessus : il s’intitule « Album n°2 - Bobino ».

Le succès de ce tube, ni long ni creux (cf la formule de Boris Vian), est lent mais sûr. Des milliers d’exemplaires de l’album ont déjà été vendus au moment où sort le 45T du titre. Peu avant mai 1968, les chiffres révèlent déjà une centaine de milliers d’exemplaires achetés, écoutés, aimés. 

Mai 1968. La jeunesse est dans la rue, ainsi que dans les salles des concerts de Reggiani. Les jeunes savent que le chanteur est un artiste engagé. C’est un « vieux » qu’ils apprécient. L’album contient une autre pépite-dynamite, "Le Déserteur" de Boris Vian. Déserter ou faire front, c’est toujours s’engager.

La chanson passe pour une défense de l’esprit de résistance, en l’occurrence, là, contre le nazisme. Incarnée par Reggiani, par sa voix, ses yeux, ses gestes, c’est une chanson immense.

La chanson commence par l’incipit « Et si ». Une hypothèse glaçante. Cauchemardesque. Marquée au fer.
« Et si c'était une nuit / Comme on n'en connut pas depuis / Depuis cent mille nuits / Une nuit de fer, une nuit de sang ».

« Les loups sont entrés dans Paris » est une chanson grave dont l’orchestration, signée Jean-Claude Pelletier, mime une avancée militaire. Crescendo. Inexorable. Les bottes sont entrées dans Paris et dans l’orchestre. Roulements de tambour. Le piano martèle un rythme martial. La voix de Reggiani tremble et nous aussi.

La chanson est une métaphore filée, puissante, politique. Une chanson tellement à part, par sa force, que le chanteur pouvait difficilement, dit-il, l’intégrer à son répertoire. Elle figurait souvent à la fin du programme du concert, en marge, isolé, comme en aparté. D’autant plus discrète dans les concerts que son interprète était moins démonstratif sur le contenu politique de la chanson (peur que cela l’écrase ? Il parlait, pour l’inspiration, d’un fait divers survenu à Madrid) mais, bien sûr, l’artiste laissait l’auditeur, son public libres de toute interprétation.

Et pourtant cette Elvire nommée dans la chanson - « J’aimais ton rire charmante Elvire » - serait sortie tout droit de l’année 1940 et de la pièce Elvire d’Henri Bernstein (au passage, c’est d’une de ses pièces que vient le film Mélo d’Alain Resnais). 

« Paris, en avril 1939. Le célèbre et séduisant avocat parisien Jean Viroy est heureux. Sa ravissante maîtresse Claudine de Gaige va divorcer. Son ami André Cormagnin vient d’inventer le magazine Voir. La vie semble facile, brillante et sensuelle. Soudain, arrive d’Autriche Elvire Siersberg, une aristocrate viennoise à qui les nazis ont tout pris, son mari, ses biens, son identité. » (Source L’avant-scene théâtre). La pièce présente une femme forte, en lutte. Après quelques représentations, les Allemands sont entrés à Paris et la pièce est sortie de l’affiche.

Le loup n’est pas un loup. Le pays finit par être occupé par la bête et sa meute et l’auditeur de la chanson occupée à voir autre chose, à comprendre autrement. L’avancée des Nazis, l’appel à résister. Si cette chanson est un succès en mai 1968, c’est aussi parce que CRS=SS. La fin de la guerre n’est pas loin. Entre chiens et loups gris. Et les barricades ont besoin de musique à leurs oreilles. Et chaque période, chaque public y entendra des mots résonner. Par exemple, dans les années quatre-vingt, politiquement borgno-centrées, « le premier n'avait plus qu'un œil »…

L’Histoire convoque sa sœur, la géographie. Ces loups ne sont pas de nulle part, mais de toutes parts, ils viennent de différents lieux, Croatie, Germanie, Carpate, et entrent dans Paris par différentes voies, Issy ou Ivry.

L’imparfait est là pour nous signifier que la menace pèse, s’installe. Un présent de narration vient parfois rompre une sorte de permanence de la peur avec des soudainetés, des à coups. 

« Deux loups ». « Cent loups ». « Il en vint des mille et des cents ».

Les loups sont en train d’entrer dans Paris et des Français sont en en train de résister. L’amour cède le pas à la guerre. Comme une urgence vitale. « J´aimais ton rire, charmante Elvire » On pense à la plénitude de l’amour qu’incarne ce prénom, à un beau sourire dans un monde carnassier, menaçant de toutes ses dents. (Et on pense désormais - c’est forcé - à la chanson de Bashung, « Elvire, comment lui en vouloir ? »)

« Cessez de rire, charmante Elvire » L’heure est grave. Le sérieux impératif. C’est l’alarme ! « Les loups ont envahi Paris / Attirés par l'odeur du sang ». Heureusement, depuis la pièce de Bernstein, on sait, on l’a déjà dit, qu’Elvire, elle vire mais ne tourne pas sa veste.

La chanson repose aussi sur un double sens, sur une réalité zoologique, sur le fait que des loups affamés par l’hiver peuvent, c’est documenté, s’en prendre aux hommes pour sauver leur peau. « Et personne n'osait plus le soir / Affronter la neige des boulevards ». La faim justifie les moyens. À la fin, ils sont partout, leur projet est achevé : les loups ont envahi Paris. 

L’histoire se finit bien. Les loups sont chassés de Paris. Combien de temps a-t-il fallu attendre ? « Jusqu'à c'que les hommes aient r'trouvé/L'amour et la fraternité. »

Ce n’est pas une chanson qu’on fredonne mais qu’on invoque, qu’on scande, qui met des mots sur une ambiance lourde. Aucun verbe n’est conjugué au futur dans ce texte. Pas besoin. Tout le monde savait bien qu’un jour ou l’autre, à nouveau, les loups hanteraient Paris. Alors, on connaît la chanson ? Non. On connaît les hommes. On ne doit pas s'habituer à nos pantoufles par ces temps de brebis galeuses qui forment de grands troupeaux. 

Les loups sont entrés dans Paris © Serge Reggiani - Topic

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.