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Ma petite rentrée littéraire. Extrait de « With A Little Help From My Friends », aux éditions Le Boulon, sortie début octobre.
[Ce livre revient en détails sur la chanson des Beatles et sa réinterpretation par Joe Cocker, puis sur la face b du seveninches « Something’s coming on », une de ces collaborations avec son grand ami de toujours, Chris Stainton. Il propose enfin une discographie subjective de l’œuvre de Joe Cocker.]
« Tout corps vivant branché sur le secteur est appelé à s’émouvoir », comme le proclamait le titre du premier album d’Hubert-Félix Thiéfaine.
Ce jour-là, la set-list de Cocker fut la suivante : « Dear Landlord », « Something’s Coming On », « Do I Still Figure In Your Life? », « Feelin’ Alright? », « Just Like A Woman », « Let’s Go Get Stoned » (la chanson qui, dit-on, réveilla la foule de Woodstock), « I Don’t Need No Doctor », « I Shall Be Released », « Hitchcock Railway », « Something To Say », « With A Little Help From My Friends ».
Le secteur auquel Cocker est branché, c’est un champ de la ville de Bethel. Ce jour d’août 1969, Cocker est un corps ininterrompu. Un mouvement permanent. Émotion pure. Vaguement saisie, enfermée dans un clip, presque chichiteux. Les crampes à l’écran ne sont que virtuelles. Physiquement, cela ne rend rien. Malgré tout, le journaliste américain Mark Hinson (Tallahassee Democrat) qui n’avait vu, enfant, la chorégraphie de Cocker, que sur un grand écran, croyait voir dans les gesticulations du chanteur sa résistance à l’attaque d’une araignée géante (et Santana, sous LSD, voyait, lui, sa propre guitare se transformer en serpent, quel bestiaire !).
C’est de la vie vitale, un dimanche de pluie. Le 17 août 1969. La foule a beau scander « No Rain, No Rain », la pluie est de la fête et s’infiltre dans les mailles des vêtements. Pluie jupitérienne, propre à enfanter des héros. Danaë, la mère de Persée, s’y connaît. Cocker a un t-shirt tie-dye. Mythique. Constellé de soleils jaunes au coeur rouge sur fond bleu-violet. Manches retroussées. Tee-shirt avec lequel il fait corps. Le pantalon bleu délavé, avec des rayures, entre le jean et le pantalon de costume. Il porte des chaussures teintes en bleu, made in Sheffield. Avec des étoiles en argent, son idée. Lors de son concert, l’orage n’est qu’une menace. Son t-shirt est une tunique de Nessus qui ne tue pas, mais rend plus fort. Pendant sa prestation, sous l’effet de la sueur, les couleurs déteignent sur son corps. Comme s’il avait des peintures de guerre tie-dye, lui qui était pacifiste antiguerre du Vietnam. Guerrier breton et picte à rouflaquettes égaré à Woodstock.
Au-dessus de l’immense bourbier, previously parterre du public, c’est comme si Cocker prenait le jus, le corps spasmodiquement électrisé. Ventre en avant, dos cambré, bras équilibrant ce corps agité. Backstage, quelque Frankenstein, ingénieur du son, aurait lancé « It’s A Live » et aurait augmenté la charge électrique. Après tout, quelqu’un dira plus tard que Cocker, c’est Ray Charles branché sur une centrale.
Il est un corps, comme une hydre sous la pluie, dans ses mouvements primaires, serpentins, rugissants. Il semble griffer l’air. Difficile d’ouvrir les portes de la perception en se contorsionnant ainsi. C’est normal, il y est déjà, dans cet alter monde, higher, où il allume le fire. « We couldn’t get much higher », dans le clip, on aperçoit brièvement John Densmore, batteur des Doors.
En transe. Cocker n’a rien. Qu’un micro. Il n’a rien dans le sang, dit-on. Il a toujours dit qu’il était le seul à ne pas avoir eu d’acide dans son verre. Un verre de jus d’orange, sec… Le texte des Beatles est clair : il demande de l’aide, pas de l’acide. Son état, clean, n’explique pas l’origine de son cri de quasi-Banshee.
La guitare, la batterie, le clavier appartiennent à son esprit. Il les voit. Il réalise le désir de jouer. Il s’approprie une technique, pour compenser sa frustration de ne pas avoir appris à jouer de plus d’instruments. La guitare, Phil Crooks a essayé de lui apprendre à en jouer, en vain. Son air guitar n’a pourtant rien de ridicule. Nettement moins qu’avec une raquette de tennis devant un miroir. Il incarne, il fait croire. Guitare ou piano. Ses instruments sont palpables dans le rythme de ses palpitations cardiaques. Plein de vie. Tout circule, le sang, l’âme, les membres en tous sens.
Sensément.
Sans ses membres. Ceux du groupe.
Les membres de son corps sont les membres de son groupe.
Le clip, bonheur du montage, en faisant son split-screen woodstockien, en donne la perception. Des doigts glissent sur une guitare, à gauche. D’autres fourmillent, serpentent sur une non-guitare, à droite.
Le corps de Cocker joue de la guitare, du clavier, de la batterie.
Cocker est un chef d’orchestre. Sans baguette. Un chef d’orchestre insolite, qui ne regarde pas ses instrumentistes, mais son public. Ou plutôt, s’il est bel et bien tourné face à celui-ci, il regarde au-dedans de lui.Les mauvaises langues parleront de drogue (get high !), d’alcool. D’autres parleront de syndrome de la maladie de Parkinson, de danse de Saint Guy… Les Cockerinomanes le savent. C’est l’inspiration qui traverse, irrigue ce corps sublimé. Un corps enthousiaste, possédé par Dieu ou par son Démon. Il faut se souvenir que l’épilepsie est un haut mal, le signe d’une protection divine. Mais à épileptique, on préférera épique. Son corps l’aide à chanter, à tenir sur la scène. En chien fou, en mad dog. La beauté le touche, elle sera convulsive ou ne sera pas. La beauté boiteuse de Vulcain. Le Dieu a été jeté de l’Olympe et en a gardé cet héritage physique. Cocker est arrivé du ciel aussi, à Woodstock. En hélicoptère, artifice mécanique, Coker ex machina. Pendant l’interprétation, il reçoit le souffle chaud du dieu, son haleine chargée de l’aider à activer l’acier des forges de Sheffield, à le faire brûler au fond de la gorge de Joe. Une aide d’acier.
Sur cette scène, Cocker envoie valdinguer le théâtre shakespearien et ce crâne qu’il ne peut physiquement pas tenir entre ses mains. Il est l’Humilité. Beatles or not Beatles. Il est le rythme, le beat. Le rythme retrouvé, recommencé. En suant, en se trempant de pluie, comme un cycle régénérant. Sa sueur s’évapore en pluie. Un flux qui électrise, disjoncte, avec une petite prise de terre scénique pour échapper à l’électrocution.
Au milieu des huées chaleureuses du public, comme un oiseau furieux à qui on a coupé les ailes, au mouvement de balancier permanent, Cocker cherche à retrouver les nuées, à reconstituer ses ailes. La montée en tension rassure. L’élan est retrouvé.
Une chanson à écouter en coupant le son pour retrouver l’essence du mime, l’enfance du pantin. Pas loin du Puppet Theater. Orchestral Manoeuvres in Woodstock.
A précommander dans toutes les bonnes librairies.