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Billet de blog 1 octobre 2024

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Enfermés oubliés

À l'aube de 2025 où l'on annonce, encore une fois, un grand tournant dans les soins en santé mentale, à l'heure où les violences de toutes sortes sont exponentielles dans notre société, il ne suffit pas de remplir des cellules déjà surpeuplées, mais bel et bien de redonner les moyens dignes de protéger et soigner durablement.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Lorsque je rencontre Mika pour la première fois, ce n'est pas son apparence extérieure qui me frappe.

Cet homme qui frôle la soixantaine a la peau burinée par des années d'alcool et de coups. Derrière cette façade, je vois l'enfant qui se cache ; il surgit furtivement dans un regard, une intonation, un mot échappé de sa diction maladroite par trop de dents manquantes...

Il y a en lui cette étrangeté lumineuse de l'enfance, cette spontanéité qui saillie dans les moments où l'on ne s'y attend pas, et c'est ce qui me déstabilise lors de notre premier entretien. 

Je me surprends à penser que lui-même ne sait pas que cet enfant cohabite avec lui...

Mika sort d'incarcération. 20 ans.

Je sais ce que veulent dire 20 ans d'incarcération en droit pénal.

Il semble à la fois curieux et très anxieux de cette vie "du dehors" qu'il ne connait plus.

Nous ne parlerons pas en détail des faits qui l'ont amené en prison. Des "actes médicaux légaux comme disent les toubibs" , il me dit.

"J'étais complètement rond, j'avais bu... énormément...et j'ai pété les plombs... c'était moche".

C'est ce qu'il m'en dit ce jour-là.

L'idée de nos entrevues ne sont pas de refaire un procès, je ne suis ni travailleur de service probatoire, ni travailleur de la justice, ni expert psychiatrique... 

Je suis infirmier et je suis là pour tisser un lien qui nous permettra de travailler, ensemble, vers du soin psychique.

Remonter le courant des origines du naufrage.

Le soin... c'est ce qui semble avoir toujours fait défaut dans la vie de Mika... ça aussi je le perçois dès les premières minutes de notre rencontre.

À sa façon de regarder partout, par dessus son épaule, derrière moi, dans les coins des pièces, ses mouvements oculaires traduisent l'hyper vigilance de ceux qui ont connu la peur, le danger.

Ses phrases brusques, comme un imbroglio de mots mal choisis, débitées à la façon d'une rafale, me font penser aux carences de ces enfants qui n'ont pas eu l'éducation qui leur est due, ou n'ont tout simplement pas été disponibles psychiquement pour pouvoir apprendre correctement.

Par moments, Mika me scrute, de façon brève, comme s'il m'évaluait.

Nos rendez-vous se situent dans le cadre d'une injonction de soins, découlant d'une décision de justice. 

Mika doit venir. 

Moi je dois faire en sorte qu'avec le temps il aie "envie" de venir.

Et je perçois que ce ne sera pas simple de pouvoir faire entrevoir le sens du mot "confiance" à cet homme.

Au fil des entretiens, Mika parle de sa vie "à l'intérieur" de la prison, de ses codes, de la violence beaucoup, et de la notion de ne jamais se montrer faible si l'on veut être "tranquille" , "respecté".

Puis il me parle de sa vie "du dehors" , de l'appartement auquel il faut se réhabituer, faire les courses, le plaisir de se faire à manger, le chat qu'il a récupéré et qui rompt la solitude et probablement repousse l'angoisse.

Il évoque aussi la difficulté de se confronter aux autres, aux voisins, à la société, les altercations qui l'a déjà eues avec des personnes dans la rue, pour un regard ou "un manque de respect"...

Je perçois la masse du travail de rééducation des codes sociaux qu'il y a à faire chez Mika. Pour lui, dehors, ça fonctionne toujours avec les codes du " dedans", de la prison.

Mais il y a autre chose, il m'explique avoir eu un "accrochage" avec une femme qui a faillit le renverser sur un passage piéton.

"J'ai failli péter les plombs, elle m'a pris pour une bête ou quoi ?" 

"Puis j'ai vu sa fille derrière, elle devait avoir 4 ou 5 ans... Je pouvais pas péter un plomb devant la gamine... Elle a rien fait la pauvre".

L'enfant qui revient...

Il faudra tirer ce fil-là.

J'entends aussi souvent dans le discours de Mika, le sentiment d'être considéré comme une " bête", d'être déshumanisé... Et l'injustice qui revient.

Un sentiment permanent de ne pas avoir connu la justice...

De n'avoir eu droit à rien.

Mika revient, puisqu'il y est obligé, mais semble, petit à petit, presque content que l'on se voit. Il prend ses marques dans nos entretiens.

Il parle maintenant de sa vie " d'avant", du travail toujours dur physiquement, des soirées très alcoolisées avec les copains, très tôt dans l'adolescence semble -t-il, du sentiment de n'avoir aucune racine, aucune attache...

De sa famille, il évoque "maman" .

"Elle était simple d'esprit", dit il.

Il évoque l'alcool qui semble avoir toujours été là en toile de fond dans la famille.

De "son géniteur" qui buvait et frappait... sur lui, sa sœur, sa mère...

Il me parle de "l'assistante sociale qui avait peur du géniteur" mais qui, finalement, a fait un signalement ayant abouti à un placement de Mika et de sa sœur.

Mika mettra du temps à évoquer le reste. Ce qui fait que l'enfant blessé surgit sans crier gare dans les interstices de sa personnalité cabossée.

Mika parle à l'envers... il ouvre la brèche par la fin, "puis j'ai dû quitter la famille d'accueil car ça recommençait là-bas aussi, comme avec le géniteur... le mari de la mère adoptive me faisait pareil que lui."

Mika confiera dans un discours décousu, comme on crache un filet de bile, l'inceste du père sur lui et sa sœur depuis la petite enfance.

Puis les abus dans la famille d'accueil. Le cercle vicieux qui se répète, comme si l'enfant qu'il était avait été marqué au fer, permettant aux prédateurs de le repérer plus facilement, flairant la blessure béante.

Je sens la honte et la colère chez Mika.

La honte des victimes d'abus. 

La colère des enfants qui n'ont pas été protégés.

La colère de ceux qui n'ont jamais connu la justice de leur côté.

La narration de Mika est ensuite, un long parcours de vie marqué par l'errance, la violence et les alcoolisations massives pour oublier, masquer, supporter les traumas non traités, non reconnus par les adultes, par les institutions sensées apporter protection et soins aux plus vulnérables.

Jusqu'à la prison.

Un parcours tant de fois entendu... tant d'anciens enfants violentés devenus des adultes oubliés.

Combien de Mika adultes dans nos prisons ?

Combien de Mika adultes dans nos rues ?

Combien de Mika enfants dans les foyers de l'aide sociale à l'enfance ?

Combien de Mika enfants non entendus, non reconnus, non protégés, non soignés ?

Combien de Mika adultes demain par manque de moyens ?

Lucien Bonnafé disait :

"On juge le degré de civilisation d'une société à la façon de traiter ses marges, ses fous et ses déviants".

Michel Foucault écrivait :

Surveiller et Punir.

En plein procès médiatique de viols impliquant plus de 50 accusés, je ne peux m'empêcher de repenser à tous les Mika d'hier et d'aujourd'hui. À toutes les failles et les errances d'un système de soins et de protection de l'enfance en pleine asphyxie.

Aujourd'hui adultes enfermés car enfants non dépistés, non reconnus, non protégés, non soignés... oubliés.

A toutes les conséquences, les victimes collatérales, toutes les vies brisées en cascade.

Les victimes elles même, et les victimes d'anciennes victimes.

Aucun acte n'est justifiable, ni pardonnable, le mal est fait, des vies et des générations ruinées.

Mais peut-être sont-ils évitables bien en amont.

Aujourd'hui, plus que jamais, la psychiatrie publique, l'ASE, les services médico-sociaux, les soins psychiatriques en milieu carcéral doivent devenir une priorité de santé publique, plus une promesse sans cesse répétée... jamais tenue.

Une responsabilité Nationale pour rendre justice à toutes et tous.

Un devoir de l'État.

Pour une société digne de ce nom.

Les Aboyeurs de Voix.

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