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Billet de blog 9 avril 2024

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Scratch

Rater une marche dans le soin, dans la rencontre avec l'Autre, c'est possible, ça arrive malheureusement. Car le soin est humain et l'humain est avant tout faillible... Malgré les liens tissés il nous arrive d'être imparfaits et blessants. C'est ici la main du "blessé" qui est tendue pour nous faire reprendre la marche.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Bilal souffre de troubles schizophrèniques, moi pas, comme il me dit. 

On n'est pas dans le même camp, comme il me lance parfois.

Comme un petit tacle, histoire de me rappeler les bordures qui délimitent nos univers. Différents.

Où pourtant on se retrouve.

Lorsque l'injustice de la vie le lui fait dire avec une colère entendable. 

Bilal et moi, on se connaît depuis de nombreuses années.

Au fil des hospitalisations. Nombreuses.

 On a appris à se décoder, plus moi que lui peut-être, quoique....

Les envahissements délirants de Bilal ont la forme de voix injurieuses qui s'imposent à lui, mais aussi d'hallucinations cénesthésiques qui prennent alors ses sensations corporelles en otage.

Tempête sous crânienne.

Tempête de ténèbres cérébrales. 

Tempête sous la peau et dans les os.

Tempêtes schizophrèniques.

Bras de fer entre son corps et son esprit qui se dissocient, ne s'entendent plus, se battent l'un contre l'autre.

Il hurle, s'administre des claques si violentes que certaines descellent les couronnes de ses molaires. 

Tramontane de cris, d'insultes sous laquelle il ne faut pas plier. 

Rester droit, présent, ne pas vaciller . Être là.

Bilal se frappe comme pour désenvoûter ce corps qui n'est plus lié à son esprit, qui débloque, n'est plus à lui, qui le lâche.

Comme on taperait sur une machine défectueuse pour la faire fonctionner à nouveau tout en sachant que ça ne marchera pas.

Ces batailles psychiques le laissent vide, triste et épuisé.

Petit à petit ,au fil des années, j'ai donc appris à le décoder, à savoir quand m'adresser à lui. J'observe alors Bilal, je reste droite au milieu des bourrasques de cris. 

J'essaie de ne pas flancher.

 Je regarde l'inclinaison de sa nuque, la noirceur ou non de son regard, les mouvements presque imperceptibles de ces mâchoires serrées, la hauteur de ses épaules proches de ses oreilles, sa façon de marcher, d'écraser le sol de ses pas ou de s'y trainer. 

À l'intensité de ses cris je peux savoir à quel moment je vais pouvoir tenter un contact avec lui ou pas .

Tous ces indices me disent, si oui ou non, c'est le bon moment, la bonne place ou s'il faut que je m'éclipse.

Tous ces indices c'est du temps passé à écouter, à regarder, à observer, à se tenir à côté pas trop loin, mais pas trop proche, tous ces indices c'est de l'observation de la connaissance de Bilal .

Je peux souvent dire : je le connais bien, on se connaît bien. 

Et pourtant ce matin-là je suis passée à côté j'ai raté... 

Ce matin-là je rentre dans la chambre de Bilal peut-être un peu trop légère, un peu trop spontanée, un peu trop désinvolte.

Je ne prends pas la "température ambiante", je ne regarde pas où Bilal regarde, l'inclinaison de sa tête ,le mouvement de ses yeux sous ses paupières qui balaient les plinthes de sa chambre . 

Et je lance à la volée :

" Elles sont super chouettes tes nouvelles baskets Bilal !" en voyant cette paire de baskets à scratch neuves, blanches immaculées, laissées dans un coin de la chambre .

Chambre emplie par la pénombre et le désordre qui règne.  

Je ne vois que ces baskets blanches qui tranchent au milieu de tout ça, au milieu de ses affaires, au milieu de son univers auquel moi aussi je suis habituée.

 J'aurais dû savoir qu'elles juraient un peu trop dans ce décor. 

Trop claires dans la pénombre...

En une seconde la bourrasque de vent s'est levée.

 C'est la houle qui fait rage et Bilal me hurle au visage:

-" Dégage, fermes la, dégage!!"

 Je ne reconnais pas ce cri, je ne reconnais pas cette intonation .

Elle aussi est sortie trop vite, trop rapidement pour que je puisse la reconnaître. C'est inhabituel.

 Alors je sors et je réfléchis. Je suis étonnée, sonnée, je ne comprends pas. 

Il est vrai que je rentre de congés, ça fait un peu plus d'une semaine que j'ai quitté le service et le fil de sa vie.

Les collègues m'expliquent alors pourquoi les scratchs, pourquoi ces chaussures.

Parce que Bilal part en UMD, en unité pour malades difficiles, et du coup il faut un trousseau .

Un trousseau sécurisé , ces chaussures à scratch en font partie.

J'ai envie de me gifler, moi aussi ... 

Évidemment les scratch, évidemment ces chaussures sécurisées, évidemment l'UMD ...pourquoi je n'y ai pas pensé.

 Il va falloir attendre maintenant, observer de loin les moindres mouvements non verbaux du corps torturé de Bilal.

 Attendre que les jours passent , que la colère redescende. 

Observer la voute de son dos, la hauteur de ses épaules, l'inclinaison de sa tête.

Observer encore et attendre le bon moment pour pouvoir venir s'excuser.

 Un matin je me présente à la porte de sa chambre. 

 Il est déjà réveillé , je sens tout de suite que son regard se plante dans le mien, avec franchise, qu'il est plus détendu .

Plus redressé dans sa posture, il n'y a pas de noirceur dans ses yeux, je sens que je peux parler, que c'est déjà comme une invitation à entrer dans sa chambre, ce salut qu'il me lance.

Le store est un peu ouvert , la chambre un peu moins sombre, tous les signaux sont là, je me lance. 

"Je m'excuse Bilal ...j'ai été con , j'avais pas vu, j'avais pas compris les scratch ...les chaussures...l'UMD. Je suis désolée je voulais m'excuser, c'était pas fin..."

-"bah ...c'est pas grave "

" si c'est grave parce que j'ai pas capté"

-" je les aime pas ses chaussures..."

" moi non plus à ta place, je crois que je les aimerai pas..."

 J'observe Bilal, il est assis au bord de son lit la tête penchée de côté, il me regarde par en dessous. 

 Sous les paupières à demi baissées entrevoir une complicité.

Et la peur aussi . Il commence.

-" Je veux pas y aller à l'UMD ...qu'est-ce qui va se passer là-bas ? je veux pas y aller ..."

 "Je comprends Bilal..."

Cet instant c'est comme un îlot serein auquel il faut s'accrocher car il va vite passer .

Alors je m'assoie aussi, on discute de ce qu'il va se présenter là-bas , de la durée du séjour, de la peur que j'entends, que je comprends. 

On discute alors de ce qu'il va amener. Je lui demande s'il prendra des photos. 

On parle de Cartouche, ce chat au pelage isabelle ,qui était chez sa tante et qu'il aimait tant.

Le plaisir simple, enfantin, de caresser ce chat, les vibrations rassurantes du ronron, se laisser porter par la douceur que ça procure dans tout son être. 

 Il sourit. 

Je pense : quand est-ce qu'il pourra caresser un chat à nouveau ?

Un court moment de répis, rappel de souvenirs heureux qu'il partage avec moi sur ce coin de lit, ce coin de lui. 

Ce moment précieux où sans verbaliser il me pardonne mon indélicatesse, ma légèreté , ma désinvolture , ma maladresse ... mes pieds dans le plat.

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