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Billet de blog 11 juin 2025

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Ben ou la promesse d'une vie

L'hôpital Psy n'est pas un lieu de vie... Phrase tant de fois entendue et répétée avec lucidité, sincérité, espoir même. Mais est-ce que la vie « extérieure » est accueillante et vivable pour tous.tes ? Et surtout à qui souhaitons nous réellement cette vie hors les murs ?

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Cet après midi je traverse le Hall d'accueil de l'hôpital psychiatrique pour me rendre dans un autre service, étrange endroit que celui-ci. Trop vaste et vide, où l'on ne peut que transiter, en aucun cas rester, tant l'ambiance y est froide, même la lumière y est étrange, d'une froideur éblouissante.

A chaque fois, malgré les années passées ici, j'ai la sensation d'arriver dans le hall d'un aéroport. Un lieu de transit impersonnel qui ne peut décidément pas porter le mot " accueil" dans son appellation.

Ce jour là, quelques âmes s'y laissent prendre pourtant. 

Deux jeunes filles aux yeux démesurément grands, chuchotent entre elles et se figent à mon passage, une dame d'un certain âge qui semble perdue en elle-même, et puis Ben.

Ben, cet homme de bientôt 50 ans, que je connais depuis 15...ou plus...et que je n'ai plus vu hors des murs de l'HP depuis 10, au moins.

Ben est installé sur un siège de plastique pastel, le regard dans le vide, en pyjama d'hôpital, veste polaire d'hôpital, seules ses Vans aux pieds le personnalisent un peu.

Il se fondrait presque dans ce décor aseptisé aux couleurs de dragées délavées, comme ces comprimés recrachés que l'on retrouve ici et là dans ce genre d'endroit, tel un caméléon de linoléum.

Quand nos regards se rencontrent, Ben s'anime instantanément, je retrouve cette lueur dans son regard qui le caractérise tant.

Il a beau se trouver à un âge entre chien et loup, Ben garde ce côté pétillant d'enfant impatient. Instable, insaisissable. 

Vivant.

Même s'il a rangé depuis longtemps son flow de rappeur, probablement à la faveur des neuroleptiques et de la lassitude de cette vie entre lino et néons, il n'en a pas pour autant perdu son âme.

Ben se lève tel un zebulon et m'interpelle de sa gouaille.

Nous nous serrons la main,il remarque instantanément le moindre changement dans mon apparence, le relève sans filtre et me lance avec une sincérité désarmante : " t'as l'air en forme, ça fait plaisir ! T'as vu on a les mêmes pompes !".

Je lui fais part, tout aussi sincèrement, du plaisir partagé de le croiser, alors que nous ne sommes plus dans le même service, lui et moi, depuis deux ans environ.

Mais je ne peux m'empêcher de lui faire la remarque de cette tenue de bagnard hospitalier. 

"Qu'est ce que c'est que ce pyjama d'HP Ben ?"

L'étincelle dans son regard s'amoindrit :

" Bah... c'est parce que je me suis fait choper avec du shit... mais tu sais j'ai arrêté la coke !" 

Ce que je félicite avec force. Je ne sais que trop bien comme ces échappatoires toxicologiques sont difficiles à éloigner de la vie de Ben. Et la sensation du vide abyssal qu'il expérimente durant les courtes phases de sevrage.

Une petite explication du " protocole " en vigueur dans certaines unités s'impose là : consommation de toxiques égale retrait des affaires personnelles et mise en pyjama de l'hôpital... thérapeutique entend-on dire...

A l'école en d'autres temps,on mettait un coup de règle sur les doigts des indisciplinés, puis heureusement avec le temps, les mentalités ont évolué et les méthodes éducatives avec.

A l'hôpital on continue le punitif on dirait bien. 

Ben me sort son petit refrain :" tu sais tu ressembles à ma mère... elle buvait du Ricard".

Cette phrase qui sonne comme un rappel d'un semblant de souvenirs d'enfance mais aussi des coups qui pleuvaient de cette même main maternelle.

Cette phrase qui pourrait passer pour un bout de discours sans filtre, fruit d'une certaine désorganisation psychique, où les visages, les rôles et les temps se mélangent, cette phrase pourtant pas si anodine. Belle métaphore de ce que vit Ben encore aujourd'hui.

Cette phrase tant de fois tombée sans écho dans mon oreille, aujourd'hui résonne.

Tellement à l'image de ce que je représente moi pour lui , dans mon pyjama blanc, à travers ma fonction de soignante, je suis moi aussi tout l'hôpital. A la fois protecteur et maltraitant.

Participant malgré moi à ce même jour sans fin qu'est la vie de Ben. J'assène moi aussi les petites gifles humiliantes que le système de soins lui balance quotidiennement depuis des décennies.

Ben continue, souriant à nouveau:

" Je pars faire un essai dans un nouveau foyer de vie tu sais ! Ça va être dur... Ça fait peur un peu, mais je vais essayer de tenir..."

Dans "nouveau foyer de vie ", il faut entendre la longue succession de toutes les tentatives échouées.

Ben est coincé dans l'entre-deux du soin. Anti-chambre desaffectisée. Pris entre intérieur et extérieur. Enfermé au dehors de la vie réelle.

La vie à l'HP lui est insupportable, l'extérieur et l'autonomie lui sont terrifiantes.

Dans les réunions cliniques, tout le monde souffle " qu'il met tout projet en échec", que " ça ne tiendra pas", on entend même "bénéfices secondaires ", le couteau Suisse des situations d'impasse du point de vue de certains.

Ce jour là, je réponds spontanément à son annonce de ce nouveau saut dans le vide, par une phrase toute faite qui se veut pourtant sincère, porteuse des souhaits d'une vie meilleure que je lui espère.

" Il faut tenir Ben, il faut essayer hein? L'HP c'est pas une vie...ok?" 

Il me saisit la main et y colle un baiser mouillé-désuet accompagné de son " je t'aime" récurrent et enfantin qu'il voudrait pouvoir adresser à" la Daronne " , qui n'a probablement pas eu grand écho par le passé.

Je ne sais pourquoi, ce jour là, Ben et notre petit échange de 15 minutes à peine, ne quitte pas mes pensées.

Ça tourne dans ma tête en une boucle insatiable, à l'image des journées qu'il passe à trainer dans ce hall vide.

Puis l'évidence arrive enfin, qui je suis pour lui dire " l'HP c'est pas une vie" , " il faut tenir"?

Qu'est ce que j'en sais, moi, de ce que ça lui coûte, à lui, de lâcher le peu de choses rassurantes qui l'entourent. 

Le peu de choses qui le structurent et le protègent de l'extérieur, des abus, de sa vulnérabilité, des fins de mois avec un frigo vide, des coups, du racket et de la solitude immense.

Qui je suis pour lui balancer encore des injonctions ?

Mais surtout, la vraie question me traverse comme un éclair de lucidité, tard le soir : pour qui est-ce insupportable cette notion de non-vie à l'hôpital psychiatrique ?

A qui s'adresse cet espoir ?

Peut-être que cette promesse d'une vie hors les murs je me l'adresse à moi, par projection dans ce que pourrait vouloir vivre Ben et qui serait invivable de ma place.

Mais est-ce vraiment son souhait profond, est-ce qu'à force de s'en remettre à l'autre (soignant, institution psychiatrique) depuis plus de 15 ans, Ben sait encore faire des choix?

Peut être que lors de notre prochaine rencontre je pourrai simplement lui offrir un "tu feras ce que tu voudras Ben, et ce que tu pourras" , comme miette de liberté d'action.

Sans injonction.

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