Depuis combien de temps je suis là immobile, immobilisée ?
Une heure ? Deux? Ou un jour, une nuit ?
Le temps n'existe plus, il s'est dilaté...
Je la sens, la Douleur ... D'abord insidieuse qui toque à la porte sournoisement. Puis grandissante comme une vague.
Cette douleur qui devient comme une pierre dans mon dos, entre mes omoplates, sur l'arête de ma colonne vertébrale saillante.
Elle croît, elle enfle !
De caillou dans la chaussure elle devient omniprésente.
Je deviens Douleur!
Je ne peux pas bouger... Et elle reste là, accrochée comme les serres d'un rapace dans mon dos.
C'est ça ? C'est un rapace ? Un vautour peut être...qui s'est glissé avec moi dans cette chambre ? Si c'est une chambre ?
Eh! C'est quoi ici?
Il est peut-être tapi dans le matelas, déchirant la housse en plastique d'abord et maintenant entaillant ma peau !
J'entends un petit cliquetis...Qu'est ce que c'est? Il y a quelqu'un ?
J'espère! Je n'y vois rien, à part ce petit point rouge lumineux en haut à gauche...
C'est quoi ? Un appareil électronique ? Un micro ? Ou le phare arrière du vélo ?!
Non pas le phare arrière du vélo ! Pas ça ! Ça voudrait dire que je suis dans le cabanon...
Il faut chanter... Vite chante!
Chante!
Et se dilate le temps...
" trois p'tits chats, trois p'tits chats, trois p'tits chats chats chats ... chapeau d'paille, chapeau d'paille, chapeau d'paille paille paille ..."
Combien de temps encore s'est écoulé...?
Je suis où ?
Dans la cours de mon ancienne école ? A la récré avec ma copine Margot ?
Non... c'est trop sombre... c'est l'hôpital ? Oui ça doit être ça ? Et toujours cette petite lumière rouge en haut à gauche...
Ou alors c'est le cabanon au fond du jardin...? Non ! Pas ça, pas le cabanon ! Plus le cabanon...
" Il faut chanter..."
" Il faut quitter cet endroit..."
La douleur est là... toujours écrasante, brûlante.
Je ne crie pas. Je ne crie plus.
J'ai peur de ce qui arriverait, de QUI arriverait si je crie...
Se rajoute une lourdeur insoutenable dans mon ventre. Un poids indéfinissable !
Ça enfle là aussi ! Ça va craquer comme les ballons des fêtes foraines au stand de tir !
J'ai mal...je crois que c'est ma vessie qui, comme le temps se dilate...
Je ne pourrai pas tenir longtemps...il faut tenir pourtant.
Chante... chante ! Pars de là !
" Paillasson, paillasson, paillasson son son , somnambule somnambule somnambule bule bule... bulletin bulletin bulletin tin tin tin..."
Ça y est...ma vessie s'est vidée je n'ai pas pu tenir !
Je suis Rage, Honte...et Douleur.
De cet aigle ou ce vautour dans mon dos et de ce liquide chaud qui se répend sous moi.
Et je sais que bientôt de cette chaleur il ne restera que le froid poissard...qui collera le tissu rêche de ce pyjama et agressera ma peau.
Bientôt des millions de fourmis vont venir me piquer et lentement me dévorer la peau des cuisses, des fesses jusqu'au bas du dos !
Je crie !!! Je hurle !!!
Je ne peux plus tenir !!
Il me faut de la lumière ! Quelqu'un !!! Et tant pis si c'est le cabanon et si c'est les coups qui pleuvent...
Je veux sortir ! Ne me laissez pas me faire dévorer par ce rapace et ces insectes !!!
Je hurle !
A l'aide ! A l'aide !
Clic clac...un double tour à l'envers...
J'ai peur maintenant !
Je regrette d'avoir crié ! Non!
Je me tais, j'arrête ! Laissez moi avec les fourmis et le vautour ! Tant pis ... Promis j'arrête !
Je n'entends que mon cœur dans mes oreilles, dans ma gorge, dans mes yeux !
Tout tambourine !
Totum totum totum...
Je suis Douleur, Rage, Honte, Pisse, Pulsations et Peur...
Je suis un Animal...aux abois...
Soudain la lumière arrive... violente comme un uppercut dans ma boîte crânienne.
Une aiguille qui me transperce les pupilles jusqu'au fond du cerveau !
Une voix qui crie trop fort :" qu'est ce qu'il se passe ?"
Des mots qui s'entrechoquent, une bouillie verbale informe, incompréhensible, essaie d'atteindre mes tympans qui pulsent toujours au rythme fou des battements de mon cœur...
Des mains sur moi...
Totum totum totum ...
La vautour lacère mon dos, les fourmis rentrent dans ma chair à l'intérieur de mes cuisses...ou bien ce sont des rats affamés ?
Je sens l'odeur de pourri du vieux cabanon...
" Tintamarre tintamarre tintamarre marre marre marre..."
CLIC...un bras libre
CLAC...une jambe libre
Je bondis, je ne vois rien, je cris, je frappe à la volée... à l'aveugle...
Totum totum totum
Je suis un Animal... piégé, apeuré...je mords,je griffe sans distinction.
Pour ma survie.
Pour quitter le cabanon, de ce que certains ont appelé " mon enfance".
Des mains encore, mais nombreuses, plus fortes cette fois.
Elles me maîtrisent, me piquent dans la fesse... mais je sens bien qu'il ne s'agit plus des fourmis...
Ça explose dans ma tête.
Ça y est...en un éclair...je suis à l'hôpital !
La chambre sécurisée...la lumière rouge,la vidéo surveillance...
"Non ne partez pas ! Restez ! Je voulais pas ! C'était le phare arrière du vélo du cabanon...le vautour ! Restez !"
CLIC CLAC...
Double tour dans l'autre sens, la double peine.
Totum totum totum.
Le temps se dilate...je resterai dans ce cabanon.
Les Aboyeurs de Voix