Mike est comme un joyeux mélange de Belmondo, Luchini et Delon de la psychiatrie. Comme si on les avait mis dans un shaker saupoudrés d'un peu d'haldol ou de solian, un zeste de terralithe pour l'humeur, on remue le tout et ça nous donne Mike .
La verve, la prestance et la mégalomanie pétillante.
Mike est une sorte d'aristocrate de la psychiatrie un grand Monsieur enveloppé d'une aura de magie.
Ses éclats de rire sont comme des cascades qui emportent tout avec lui.
Elles emportent les mauvaises journées, l'humeur maussade des matins d'hiver, les plannings trop lourds, les larmes ravalées, même ses refus de traitement... tout!
C'est un artisan de la bonne humeur.
Mike est un personnage coloré connu de tous.
Quand il arrive en hospitalisation, c'est un peu comme recevoir un grand oncle venu d'un château imaginaire, d'une contrée lointaine, un aristocrate farfelu de la rue.
On est tous un peu enjoués, un peu émerveillés devant le verbe haut et l'aisance de ce personnage, devant l'allure qu'il a.
Mike a la voix forte, une certaine élégance au milieu de son incurie.
Il arbore toujours des tenues excentriques, foulards enroulés autour de sa tête, mitaines de cuir, fringues vintage.
Comme s'il avait décidé que chaque jour de sa vie, pourtant compliquée, serait un carnaval, une représentation.
Il a la classe Mike. Il a le style Mike.
Il nous ensorcelle tous un peu.
Patients comme soignants.
Il est comme un grand enfant qui vit dans un monde complètement imaginaire sans l'insouciance de l'enfance... Mais plutôt le délire de la psychose.
Aurait-il décidé que ce délire illuminerait et remplirait sa vie, chaque minute, chaque seconde et lui rendrait notre réalité plus douce ou du moins, plus supportable ?...
Il comble les vides sûrement, les carrences affectives, les carences sentimentales, les coups bas et les coups durs de la vie... son délire est comme une grosse carapace.
Une armure... qu'il aurait voulu lumineuse.
Comme autant de costumes de fête dont il se revêtrait.
Mike est en quelque sorte un artiste de la folie.
En ville tout le monde le connaît ou presque.
On peut le croiser, promenant un lustre à pampilles comme un chien en laisse, interpellant les commerçants où il a ses habitudes, avec sa gouaille légendaire.
Il a son réseau, ses connaissances, il va boire un café là, manger un morceau offert ici, il va à droite à gauche, tout le monde l'accueille avec la même vitalité, la même énergie qu'il insuffle lui-même.
C'est ça son super pouvoir à Mike : il réunit les gens autour de lui.
Il est magnétique, il est charismatique et il est très fou aussi.
Il est très fou ou il est habité ?
On ne sait pas parfois.
On a l'impression d'avoir un acteur devant nous, qu'il joue un rôle.
Il est toujours sur scène ,toujours sous la lumière des projecteurs.
Projecteurs qu'il n'a pas choisi, scène qu'il n'a pas cherché.
Nous nous surprenons même, nous soignants, lors de réunions cliniques à penser à ciel ouvert : "qu' il ne faut pas trop augmenter son traitement non plus, peut-être ne pas le "dépouiller" de son délire, pour justement qu'il n'expérimente pas le vide de sa vie,ne s'écroule pas"...car au final on comprend tous très bien que ce délire est quelque part défensif.
Défensif contre l'effondrement psychique qui le guette.
Contre l' Absence de cette vie.
Quoi de plus humain que de s'imaginer une vie dorée, pleine de conquêtes féminines, d'argent, de Châteaux, de femmes, de voyages alors que la triste réalité est un petit studio insalubre sans porte d'entrée ou règnent les cafards.
La solitude.
Alors quand Mike est à l'hôpital, forcément il est sur scène, forcément il a son public, forcément il a une vie sociale.
Lorsque le COVID vient frapper aux portes du Monde...Tous s'inquiètent pour Mike, car il est âgé, il n'a pas une santé de fer.
Du moins on n'en sait pas grand chose, car tels ces chats sauvages, il est impossible à saisir pour faire un vrai bilan de santé.
Marqué par la vie, balafré, mais toujours là .
Au final beaucoup d'entre nous ( patients comme soignants) tomberont malades, mais pas Mike.
Pas un éternuement, pas de fièvre, pas l'ombre d'un frisson ni d'un COVID à l'horizon.
Il est comme un capitaine à la barre de son navire, fidèle au poste .
Hormis sa toux de fumeur rien à signaler .
Encore un tour de passe-passe sorti de son chapeau.
Un jour de ce confinement hospitalier , Mike m'appelle il veut que je vienne lui couper les ongles des pieds, faire un pansement, regarder un bouton et qu'on aille aussi chercher un café ...
Il est comme ça Mike, il vous demande 10 000 choses à la fois et on s'exécute.
En bon Prince qu'il est au pays de la folie, il lui faut une cour pour le servir.
Il me dit que, pour me remercier, il m'amènera Hawai, qu'il me donnera les numéros du Loto, que je serai riche, qu'il a une femme à New York et un cousin producteur à Miami que je serai l'actrice principale de son prochain film... Tout l'univers complètement farfelu de la vie psychique de Mike.
Et puis soudain au milieu de tout ça il me lance : "dis-donc, qui c'est qui garde tes gosses? Les écoles sont fermées non? ils sont où tes gosses?"
Je lève mon regard vers lui, abasourdie, il sait donc pour le confinement, que dehors tout est fermé, plus personne ne circule dans les rues, que les écoles sont fermées, les magasins aussi et enfin que j'ai des enfants?
Je lui réponds que oui, ils sont à la maison, car oui, les écoles sont fermées et dehors tout est figé par la maladie, par le COVID, par la peur.
Je lui demande si lui a une famille?
Car hormis ses élucubrations mégalomaniaques je ne connais pas grand-chose de sa vie réelle, de ses racines, de son passé, de son enfance?
Cette éclaircie au milieu de son délire je la saisie et je tente une percée.
Mike ne me dira rien de sa mère, encore moins de son père, il me dit vaguement qu'il avait une grand-mère ou une grande tante qu'il aimait bien et tout d'un coup la parenthèse sur la réalité se referme et il repart...
Le ton plus haut, à nouveau souriant, comme si cette réalité ne le faisait absolument pas rêver.
Les traits de son visage à ce moment-là se sont bloqués, il est devenu presque terne, un air que je ne lui connaissais pas et je comprends que ce délire qui l' habite c'est sa structure, c'est sa charpente pour tenir dans ce monde, dans cette vie qu'il n'a pas vraiment choisi.
Il repart en me remerciant pour cette coupe des ongles, pour ce pansement, pour le café.
Il me promet évidemment les numéros du loto, je serai riche bientôt grâce à lui !
Il veut me faire son baise-main légendaire et termine dans un éclat de rire en me demandant si j'ai un "petit copain"?
Une cascade de rires encore et son " je m'en fous je ne suis pas jaloux !"
La parenthèse a été furtive, mais je l'ai entrevue.
J'en suis restée comme figée, sur l'autre rive de la réalité...du côté terne, du côté du masque chirurgical qui nous coupe du monde et pourtant nous protège...
Lui a décidé de repartir dans ses lumières, dans ses chimères, décidément ce n'est pas pour lui ici.
Les Aboyeurs de Voix