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Billet de blog 30 mars 2024

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Point de rupture, point de rencontre

Il y a des patients trop « sonores » que l'on n'écoutent plus. Parfois dans le chaos des bruits du soin c'est précisément là que l'on entend le mieux. Que les rencontres ont lieu ou que l'on se redécouvre, au cœur des tumultes.

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Il y a des patients que l'on connaît depuis bien trop longtemps, ces patients qui font "partie  des murs", du bain sonore dans lequel nous nageons tous et toutes quotidiennement .

 Des patients trop sonores.

 Qu'on n'entend plus. 

Au final leurs délires hurlés dans les couloirs, leurs cris, leurs insultes, leurs éclats de rire ou de pleurs, trop souvent répétés de façon si chronique qu'ils rythment  nos actes et finissent par devenir des sons aussi familiers et robotiques que le:

" bonjour madame" à la boulangerie,
 "au revoir merci" en sortant du bus,
 "avec plaisir" en réponse à un merci.

Ces patients trop sonores, nos oreilles les entendent, mais ne les écoutent plus. 
Et parfois au gré des aléas de la vie du soin, aux aléas de notre vie psychique, qui parfois rencontre celle des patients. 

Il se crée un état de rupture et un état de rencontre. 
Et à nouveau nos oreilles  écoutent. 

C'est le cas de Louise, infirmière ,qui prend soin des patients au quotidien depuis de nombreuses années.

Elle a son métier dans les "tripes", mais elle se retrouve au bord du gouffre ce jour-là, fatiguée, épuisée, essorée par la machine hospitalière.

Elle n'entend plus Paula, patiente schizophrène qui se débat avec son délire quotidiennement.

Délire qui lui colle au corps et à l'âme. 

Elle crie son mal-être aux soignants , de jour comme de nuit, parfois tente même de l'inscrire dans nos peaux à coup de griffes ou de gifles. 

Paula est si envahie par ses idées délirantes qu'elle a besoin de les hurler, de les jeter aux visages et aux oreilles de tous. 

Paula a pourtant un lien avec Louise, ce lien ce sont les livres qu'elles partagent, qu'elles échangent, comme si Louise avait compris qu'avec les  livres elle pourrait accéder à Paula.

Comme les pierres qui servent d'appui à nos pieds pour traverser un torrent. 
Ces livres sont leur pont entre leurs rives.

Dans la chambre de Paula règne un capharnahum inimaginable auquel, là encore, nous soignants, nous ne prêtons plus attention.

Chambre à l'image du chaos intérieur que Paula traverse. Que Paula vit tous les jours depuis plus de 40 ans. 

Au milieu de ce chaos, fait de bric et de broc, de vêtements, de bijoux fantaisie, de maquillage,de photos déchirées puis recollées au fil des fluctuations de l'humeur , il y a ses livres. 

Et dans les crises plus fortes que les autres où elle souhaite mourir, se suicider, elle hurle à qui veut bien encore l'écouter, qu'il faut donner toutes ses affaires à son fils.

 Fils qu'elle appelle régulièrement pour saturer sa messagerie d'amour ou d'insultes, au gré de ses souffrances. 

Voilà le quotidien de la rencontre entre Louise et Paula . 

Mais ce jour-là Louise n'en peut plus.

N'en peut plus de ne pas pouvoir faire son travail comme elle le souhaiterait, de ne pas mettre autant d'humain, autant de temps qu'elle le voudrait, elle n'y voit plus de sens.

Paula semble le percevoir.

Le tumulte de ses cris cesse, la tempête de mots dans sa tête se pose.

Les rives se rapprochent, le torrent s'amoindrit.  

Dans un côte à côte dans le jardin autour d'une cigarette partagée, Louise et Paula discutent et  soudain les oreilles de Louise n'entendent plus, mais écoutent. 

Elles discutent d'un dernier livre qu'elles ont échangé.

Et soudain Louise se dit qu'elle n'a jamais pensé à lui poser cette question. 

Qu'est-ce qu'elle donnerait dans toutes ces affaires à ce fils?
Question qui émerge comme une pierre plus grosse que les autres, sur laquelle on pourrait prendre appui, au milieu de ce flot qui s'est tari pour passer de l'autre côté. 

"Juste mes livres..." 

Alors Louise demande à Paula :"mais pourquoi veux-tu donner tous tes livres à ton fils qu'est-ce qu'il fait qu'ils sont si précieux?" 

Paula  :"parce que tous ces livres sont des morceaux de moi, ils me racontent un petit peu et quand je serai morte je veux qu'il les ait tous pour qu'il me comprenne enfin et qu'il sache qui j'étais..." 

Point de rupture d'une soignante, point de contact d'une patiente.

Louise repartira avec la sensation d'une respiration nouvelle  et Paula avec un peu moins de chaos et peut-être un peu  de sens intérieur. 

Il faut parfois tendre l'oreille au milieu du chaos de bruits, de cris, pour à nouveau parvenir à percevoir le fond et à nouveau trouver du sens, de la pensée, de l'humain, à ce qu'on fait.

 Bien souvent c'est là sous nos yeux tous les jours mais on ne le voit plus. 

Et lorsqu'on le saisit c'est comme une éclaircie au milieu de la tempête.

Un point de contact qui nous permet de nous accrocher et de tenir le cap. 

Les Aboyeurs de Voix 

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