L’éveil de la Terre-patrie : un « nouvel imaginaire » politique
Par Alfredo Pena-Vega
« L’ignorant affirme, le scientifique doute et le sage réfléchit ». Aristote.
Une aventure non maîtrisée
Nous ne pouvons pas rester indifférents face à la situation tumultueuse de l’humanité partout dans le monde, ni croire qu'il n'y a là qu’impression de quelques pessimistes contestée par autant d'optimistes. C'est bien une époque d’accélération constante, de changements vertigineux, de transformations ou de catastrophes imminente que nous vivons en effet. Les pessimistes voient des crises partout tandis que les optimistes insistent sur le fait que si nous sommes anxieux c'est juste parce que le monde change plus vite que nos cerveaux et que l’on n’arrive pas à comprendre ! La vérité est tout autre, nous entrons probablement dans une pluralité de crises, et ces dernières s’enchaînent, se heurtent, même si parfois elles se neutralisent les unes et les autres. L’avenir est fait d’incertitudes sans issues évidentes. Désormais, nous sommes engagés dans une aventure non maîtrisée. Et quelle meilleure illustration, que l’image que nous propose Edgar Morin de notre planète : « une sorte de vaisseau spatial entraîné par des moteurs (science, économie, technique, profits) incontrôlés, offrant autant de possibilités de destruction que de manipulation » ?
L’état actuel de la planète, avec toute sa complexité et ses incertitudes, entraîne des réactions dramatiques avec un appel fort, hystérique parfois, à la simplification. Il s'agit, face à la complexité du monde, de définir une grille de lecture avec des récits rassurants, qui indiquent clairement qui est (ou devrait être) le responsable à blâmer et ce qui doit être fait. Le tout dans un cocktail de populisme autoritaire et de néolibéralisme, où, en définitive, la quête de simplification aboutit à agiter un drapeau et à diffuser des promesses aussi vides de sens que des confettis. On promet un retour à des jours soi-disant meilleurs, des jours d’ordre, de clarté, dans lesquels personne ne se souciait de l’effondrement de la banquise au Groenland… A une époque de simplicité mythique. Les études montrent que cette situation se manifeste à l'échelle de la planète, pas seulement autour de nous (Gidley, 2016 ; Nordensvard, 2014). Souvent le désir d'un avenir différent ne va pas plus loin que cette aspiration nostalgique à un retour au passé. Toute alternative véritable, au contraire,toute tentative de jeter les bases d’un « nouvel imaginaire » est un travail de longue haleine, qui nécessite un commencement (Pena-Vega, 2021).
Comment sortir de cette asphyxie ?
Il s’agit aujourd’hui de prendre conscience du fait que ce qui se joue est sans précèdent dans l’histoire de l’humanité et concerne le destin de l’humanité dans son ensemble : guerres, urgence climatique, crise sanitaire, atteintes à la biosphère, une vision du progrès monodimensionnelle », etc. Face à l'autre monde qui se dessine, il nous faut un esprit nouveau dans nos façons de penser, d’espérer… Autrement dit, face à cette urgence, une prise de conscience de l’espérance est nécessaire afin d’affronter les formidables défis de l’ère planétaire.
Désormais, l'avenir est pour nous un défi et non un problème. Pourquoi est-ce un défi ? Parce qu’il n’est pas pour l'instant appréhendé dans toute sa complexité. Une grande partie du discours futuriste de la Silicon Valley est implacablement « monodimentionnel », fait de de manipulation et de contrôle. Cette vision de l'avenir se réduit à des innovations technologiques (IA, métavers) ne répondant pas aux énormes défis auxquels l'humanité est actuellement confrontée. Comme l'affirme Edgar Morin, nous vivons une crise du futur : le concept de mondialisation est sous-développé, trop de rêves utopiques sont devenus des cauchemars dystopiques, et le concept de progrès est devenu régressif. La crise de l'avenir est due au fait que nous ne savons pas comment penser à l'avenir, et encore moins comment envisager un avenir "meilleur".
L'avenir est souvent considéré en termes simples et dualistes : utopie ou dystopie, le meilleur ou le pire, mais Morin nous appelle à penser à des futurs meilleurs et non à de meilleurs futurs. Un avenir meilleur n'est pas un donné, c’est avant tout une création, et la création est tout sauf un processus linéaire et prédéterminé. Comme nous l'avons appris de la théorie de l'évolution ainsi que de la recherche sur la créativité, la création est pleine d'erreurs, de fautes, de bifurcations, d'arrêts, de départs, et de surprises. Il est vrai qu’il faut tenir compte des grandes bifurcations – au sens donné à ce terme par René Thom dans sa théorie des catastrophes - lesquelles peuvent susciter ou bloquer les audaces (Delmas-Marty, 2006). En somme, il n’y a pas de recettes magiques, les erreurs, les fautes, les déviations, etc. peuvent elles-mêmes être la source de la nouveauté et de la créativité. Le concept de Terre-patrie (Pena-Vega 2022) nous aide précisément à penser cet avenir en construisant un nouvel imaginaire politique (Morin 1993, 2006).
« Réalisme impossible » : un autre avenir ?
La possibilité d'un "avenir meilleur" suscite également l'inévitable et préoccupant appel au "réalisme". Dans les conditions actuelles, il n'est tout simplement pas réaliste, nous dit-on, de perdre notre temps à rêver d'un avenir meilleur. Mieux vaut être réaliste et se concentrer sur les choses à faire que de se perdre dans des rêves impossibles, du moins c'est ce que l'on dit. Prenons l’un des chapitres du livre prémonitoire de Terre-patrie, dans lequel Morin explore le "réalisme impossible", la possibilité, et peut-être, plus important encore, la nécessité de l'impossible. Étant donné la situation désastreuse de l'humanité, il est en fait irréaliste de continuer sur notre lancée actuelle, et de ne pas tendre vers "l'impossible".
L'incertitude est souvent considérée comme un danger pour les plans les mieux conçus de l'humanité, une source de peur, mais elle est aussi un rayon de lumière sur les possibilités car elle offre une opportunité de créativité. Lorsque l'ordre est perturbé et que nous sommes confrontés au désordre, nous avons le choix entre revenir à l'ordre ancien ou créer un « nouvel imaginaire ». Beaucoup de dirigeants autoritaires du XXIe siècle veulent effacer les changements qui sont apparus dans les années 60 : la conscience écologique, les droits des femmes, les droits civils des groupes opprimés et le rejet du racisme. Ils veulent revenir à une époque dans laquelle les questions environnementales n'entravaient pas les affaires, une époque où les discriminations de toute sorte, de genre, de race, condition sociale, etc., étaient vécues quotidiennement. Mais contre ce scénario inacceptable, il y a aussi une opportunité de créer un monde plus complexe, plus génératif, basé sur un universalisme pluriel, de tourner la page de l’anthropocentrisme, du virilocentrisme, de l’occidentalo-centrime, etc., et de revenir à une lecture plus macroscopique et cosmique de notre ère planétaire. Quel chemin emprunter face à l'extraordinaire convergence des périls créée par une pluralité de crises sans précédent ? Le défi que doit relever l'humanité est de créer un « nouvel imaginaire » politique en s’appuyant sur le concept de Terre-patrie. À l’aube d’une possible métamorphose, nous espérons voir se dessiner la possibilité de nouveaux mondes. Ces derniers pourraient renouer les fils entre la Terre, le Cosmos, les Humains et les non-humains.
Les réalisations environnementales, sociales et politiques des 50 dernières années ne sont pas le fruit du hasard, mais elles peuvent être effacées d'un coup de plume par un autocrate. Edgar Morin ne nous a pas offert la vision de l'avenir, ni même une vision explicite. Soulignant la centralité de la complexité, il a permis de réfléchir sur la possibilité et sur le réalisme impossible en quoi consiste l'espoir d'un avenir meilleur. La promesse de la complexité est aussi la promesse de la créativité, la possibilité de créer une métamorphose qui permettra au papillon d'émerger de notre moment de transformation actuel. Terre-patrie, le concept d’un « nouvel imaginaire » politique pour le XXIe siècle, nous offre une vision complexe de ce que signifie être humain, et des possibilités humaines vers un monde meilleur. Il aide les individus à sortir des limites étroites de la simplification et ouvre la possibilité de créer une nouvelle ère planétaire. Une ère convivialiste ?
Bibliographie
Delmas-Marty, M., Morin, E., Passet, R. et al. (2006), « Pour un nouvel imaginaire politique ». Transversales, Fayard. Paris, 159 pages
Gidley, J. (2016). Postformal education: A philosophy for complex futures. Springer International Publishing
Morin, E., Kern, B. (1993), Terre-Patrie. Editions du Seuil. Paris, 217 pages
Morin, E. Naïr, S.(1997), Une Politique de civilisation, Arlea. Paris, 247 pages
Morin, E. (2011) La Voie. Pour l‘avenir de l’humanité. Fayard. Paris, 307 pages
Nordensvard, J. (2014). “Dystopia and disutopia: Hope and hopelessness in German pupils’ future narrative”s.,Journal of Educational Change, 15(4), 443-465
Pena-Vega, A. (2021), L’Avenir de Terre-Patrie. Cheminer avec Edgar Morin. Actes-Sud, Arles, 457 pages
Pena-Vega, A. (2022) « Pour une utopie réaliste de « Terre-Patrie » ». « L’utopie autrement » Carla Danani (dir.), a paraître, Diogène n° 273-274.