Pour une réduction radicale du temps de travail : un impératif écologique, social et démocratique.
par Céline Marty
Les discours politiques actuels ne jurent que par le « travailler plus » : repousser l’âge de départ à la retraite, augmenter la durée d’une semaine de travail pour les « jeunes » et retrouver le plein-emploi. Ces propositions font fi de la réalité du travail (précarité des emplois créés, burn-out, souffrances physiques et psychologiques, chômage et pensions d’invalidité des seniors) ainsi que des aspirations grandissantes, révélées par la crise sanitaire, d’une partie des travailleurs, à « ne plus perdre sa vie à la gagner », slogan de mai 68 indémodable.
Pourtant, proposer de « travailler moins » semble tabou depuis la réforme des 35 heures hebdomadaires de 2000. Si la semaine de 4 jours séduit, la réduction légale du temps de travail à 32 heures – voire à 28 comme l’avait envisagé la Convention citoyenne pour le climat – est peu discutée dans le contexte de relance de la production que les élites politiques et économiques nous imposent. Travailler plus pour produire plus et consommer plus : hors du productivisme point de salut ! Or, une autre voie est possible et même nécessaire pour faire face à la crise écologique et sociale.
Réduire le temps de travail : une possibilité technique mais surtout un projet politique
En 1930, l’économiste John Keynes prévoit pour 2030 une durée hebdomadaire de 15 heures de travail en raison de la mécanisation, qui permet de réduire drastiquement la quantité de travail humain nécessaire pour produire. A partir des années 1980, quand apparaît un chômage structurel, une réduction massive du temps de travail est proposée par des philosophes comme André Gorz, des économistes comme Jeremy Rifkin et des sociologues comme Roger Sue, Dominique Méda et Claus Offe. Ce dernier propose de donner à chaque salarié 10 ans de congés payés sur toute sa carrière. Leur projet rejoint Keynes : puisque nous produisons plus avec les mêmes moyens, nous n’avons plus besoin de travailler autant. Chez Gorz, il va de pair avec une critique du contenu de la production : puisque nous produisons massivement des biens électroménagers, vestimentaires ou mobiliers, de mauvaise qualité, et des biens alimentaires gaspillés, nous pourrions travailler moins en produisant moins de quantités de marchandises mais en améliorant leur qualité pour qu’elles soient plus durables.
Ce projet de réduction massive du temps de travail s’accompagne d’un autre projet de société, qui valorise d’autres activités que celles productrices de valeur économique, d’autres indicateurs que la croissance du PIB et d’autres valeurs que l’appât du gain et le plaisir de la consommation. La réforme des 35 heures de 2000 a manqué de cette révolution culturelle. De plus, elle n’a pas été appliquée à toute une classe sociale, celle des cadres, qui continuent de travailler plus de 35 heures et récupèrent éventuellement le surplus en jours de congé comme si leur disponibilité totale quotidienne était vraiment nécessaire. Cette réforme a divisé les travailleurs entre ceux qui pourraient se permettre d’en faire moins et ceux censés être toujours présents. Elle a même été contrebalancée par la chasse aux heures supplémentaires, d’autant plus valorisées qu’elles ont été défiscalisées en 2007, même si elles ne sont pas toujours payées. Perdure l’habitude française du présentéisme, rester plus que nécessaire au travail pour faire bonne figure, quitte à tuer le temps, ce que bon nombre de nos voisins européens ne comprennent pas, parce qu’ils valorisent le travail efficace plutôt que le dévouement à l’employeur que symboliseraient les heures supplémentaires.
Aujourd’hui, en raison de la hausse des embauches à temps partiel, en contrat à l’heure ou contrat court, le projet de réduction du temps de travail semble moins urgent que celui de la stabilisation de l’emploi, notamment des travailleurs pauvres payés à l’heure. Avant le temps libre, la priorité serait de sortir de la précarité. Mais combattre cette précarité est un projet compatible avec une réduction massive de la durée légale du temps de travail.
Sortir du productivisme : une nécessité écologique
Depuis les années 1970 le club de Rome, le rapport Meadows et des chercheurs comme l’économiste Nicholas Georgescu-Roegen alertent sur la finitude des ressources consommées pour produire. Toute activité de production consomme de l’énergie, des matières premières et du travail humain, et rejette des déchets, temporairement lors du processus de production ou durablement, qu’il faut traiter pour les éliminer ou les recycler. Dès lors, la croissance de notre production économique ne peut être infinie, puisque ses composants matériels ne le sont pas : même l’économie circulaire ne parvient pas à compenser la destruction des ressources utilisées et à résorber toutes les externalités engendrées par le processus de production.
Produire moins mais mieux est une nécessité écologique pour satisfaire nos besoins avec des productions de meilleure qualité, soumise à des critères de durabilité plutôt que de rentabilité. Produire moins implique aussi de travailler moins, en réduisant le nombre de biens et services durables produits, mais aussi en supprimant des emplois jugés soit inutiles – les fameux bullshit jobs de David Graeber –, soit nuisibles socialement, comme la publicité et le marketing. Cette proposition dérange : nous n’osons pas critiquer les activités du marché de l’emploi, comme si elles étaient toujours légitimes, équilibre d’une offre et d’une demande. Tout emploi serait bon à prendre, surtout s’il paie les factures et si on y trouve un peu d’intérêt : nous acceptons qu’une partie de la jeunesse se dédie à la livraison de repas ou de courses pour des travailleurs exténués qui n’ont ni le temps ni l’envie de se nourrir eux-mêmes.
Or, nous ne pouvons plus nous permettre de produire n’importe quoi, à tout prix, dans l’espoir d’une protection sociale toujours plus réduite. Chaque activité de production a un coût écologique : nous devons maximiser celle réellement nécessaire pour satisfaire nos besoins sociaux et choisir collectivement de supprimer celles jugées superficielles voire nuisibles. Nous pouvons réorienter cette main d’œuvre vers les secteurs de production jugés essentiels, comme les services publics, actuellement sous-dotés et dont les agents sont épuisés, et permettre à tous de travailler moins.
La réduction radicale du temps de travail : un moyen pour sortir du productivisme
Réduire le temps de travail permet de réduire notre consommation de ressources et notre production de déchets, comme le montrent des études américaines et suédoises1 : cela réduit à la fois la consommation liée au travail – transports, énergie et travail humain sur le lieu de travail, compensation par les loisirs après le travail – ainsi qu’une partie de la consommation de biens et de services marchands puisque nous retrouvons le temps et l’énergie de satisfaire nous-mêmes nos besoins domestiques, en les adaptant à nos besoins selon ce qu’on juge suffisant pour nous, plutôt que de consommer une offre standardisée.
Bien sûr, pour permettre une vraie transformation sociale, ce projet doit s’accompagner de réformes structurelles : d’une part, privilégier l’annualisation du temps de travail, pour organiser notre temps de vie selon des projets de long terme, à une simple réduction d’une heure par jour, qui ne supprime pas la consommation quotidienne liée au travail et peut donner lieu à une hausse de la consommation compensatoire. D’autre part, réorganiser la protection sociale fondée sur l’emploi à vie et à plein temps, en envisageant d’autres grilles de rémunération ou en découplant le revenu du nombre d’heures travaillées, pour stabiliser aussi les contrats courts et précaires et réduirait les souffrances occasionnées par des rythmes de travail intenses. Ce projet implique une révolution culturelle critique du productivisme et du capitalisme, présente après mai 68 puis étouffée, mais qui renaît depuis la crise sanitaire.
Travailler moins pour faire quoi ? Retrouver une autonomie existentielle et politique
Les critiques adressées à la réduction du temps de travail reposent sur un pessimisme anthropologique : les travailleurs, manipulés par la consommation capitaliste, n’utiliseraient leur temps libre que pour se délecter de loisirs idiots, ce pourquoi ils seraient mieux au travail que sur leur canapé. Or c’est justement quand le temps de travail est le plus élevé que nous sommes le plus soumis à la consommation rapide de biens et des services destinés à nous faciliter la vie, puisque nous manquons de temps et d’énergie pour les effectuer nous-mêmes. C’est de surcroît une infantilisation des citoyens illégitime en démocratie. L’autonomie est à l’inverse favorisée par une reconquête du temps de vie par-delà un temps de travail subi. Certains l’ont expérimenté pendant le confinement : le temps vécu hors du travail fait réfléchir et donne de l’énergie pour se lancer dans d’autres projets. Réduire le temps de travail, c’est récupérer du temps de vie dont on ne rend pas compte, ni à notre employeur ou à l’Etat. C’est retrouver l’expérience de l’autonomie dans l’organisation de notre temps, autonomie qui nous donne des ressources psychologiques pour être plus critique vis-à-vis de nos conditions de travail. C’est aussi retrouver un temps de réflexion collective pour transformer la société. Graeber suggère que les élites préfèrent occuper des travailleurs par des bullshit jobs de peur de ce qu’ils feraient de leur temps libre : raison de plus pour le revendiquer.
1Les sources sont dans l’article de Claire Lecoeuvre « Travailler moins pour polluer moins », Le Monde Diplomatique, juin 2021