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Billet de blog 6 décembre 2021

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Un nouvel imaginaire démocratique pour sortir de l’hubris ordinaire

j’aimerais réfléchir ici à une démesure plus ordinaire, à l’hubris banale

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Un nouvel imaginaire démocratique pour sortir de l’hubris ordinaire

par Hervé Chaygneaud-Dupuy

Un des combats des convivialistes consiste à lutter contre l’hubris, cette démesure qui détruit la possibilité d’un monde commun. On dénonce à juste titre et prioritairement celle des plus fortunés mais j’aimerais réfléchir ici à une démesure plus ordinaire, à l’hubris banale. C’est bien sûr un oxymore mais il me semble qu’il éclaire une vérité dérangeante que vient de nous rappeler utilement une nouvelle étude de l’Agence de la transition écologique (Ademe) « Transition(s) 2050. Choisir maintenant. Agir pour le climat » : nous ne pourrons pas nous dispenser d’une plus grande sobriété – chacun d’entre nous – pour aboutir à la neutralité carbone en 2050. Parmi les scénarios étudiés par l’Ademe, aucun de ceux misant sur la technologie ne sera suffisant pour y parvenir. Cette remise en cause de nos modes de vie « banalement démesurés » ne se fera pas sans une approche renouvelée de nos pratiques démocratiques et de l’imaginaire qui les sous-tend.

Ce sont bien en effet nos modes de vie à tous que nous allons devoir transformer et pas seulement ceux des plus riches (dont on imagine toujours ne pas faire partie). Rien qu’un exemple cité dans l’étude : nous achetons aujourd’hui deux fois plus de vêtements qu’il y a 15 ans ! Pas étonnant que les plus « évolués » d’entre nous n’aient plus des placards mais des dressings. Il devient (presque) naturel d’avoir une pièce consacrée à sa garde-robe !

Dans un article de The Conversation1 où il présente cette étude, Fabrice Boissier pointe « la dimension sociale de la sobriété et nos imaginaires collectifs et individuels de la « vie bonne ». Notre modèle économique contemporain demeure fondé sur l’incitation à la consommation. Transformer nos représentations sociales, alimentées par la publicité et les réseaux sociaux, implique d’agir sur des aspects systémiques de la société. […] ce sont nos modes de vie, mais aussi notre modèle social et économique que la sobriété vient bousculer. Cela explique que l’on tende collectivement à privilégier les solutions techniques pour ne pas s’attaquer à ce qui paraît trop complexe et peu consensuel. Pourtant, la nouvelle étude de l’Ademe montre qu’une bonne dose de sobriété sécurisera grandement la préservation de la planète. »

Il conclut son propos par un appel au débat, pour le moment bien absent des prémices de la campagne présidentielle : « Ceci nécessite d’en débattre sereinement, de trouver des compromis, en veillant avant tout à ne pas faire peser l’effort de sobriété sur des populations qui ont déjà du mal à satisfaire leurs besoins. »

Cet appel au débat restera sans doute vain si l’on ne fait pas évoluer notre conception de la démocratie et notre vision de la société. Nous sommes aujourd’hui enfermés dans la croyance – que j’estime fausse – d’une société archipellisée, condamnée aux déchirements, au malheur et au déclin par une perte d’identité collective fantasmée. Il va de soi, hélas, que ces peurs existent et sont partagées par une fraction importante de la population mais il me semble qu’on commet une faute politique grave en s’enfermant dans cette vision d’une France dominée par les épreuves du moment et ne voyant plus son salut que dans le recours à un sauveur. C’est la raison pour laquelle j’ai trouvé problématique l’accent mis par Pierre Rosanvallon dans son dernier livre sur la nécessité d’un « nouvel art de gouvernement », une « démocratie des épreuves » qui serait pour lui la « seule alternative aux impasses et aux dangers liés d’un côté au populisme et de l’autre à ce qui relève à la fois d’un technolibéralisme et d’un républicanisme du repli sur soi. »

Prendre en compte l’expérience vécue doit-il conduire à se focaliser sur les épreuves ? Reconstruire la politique à partir des personnes, j’y souscris pleinement puisqu’il s’agit de nos modes de vie à tous qu’il faut questionner mais je trouve la proposition de Rosanvallon dangereuse parce que les épreuves ne sont pas en elles-mêmes des points d’appui pour repolitiser la société et faire face au défi de l’hubris ordinaire évoqué plus haut.

On peine toujours à imaginer que le peuple ait une capacité d’action propre. Non pas « en tant que peuple » qui s’exprimerait d’une seule voix mais plutôt comme une multitude d’individus, de collectifs, de réseaux de toutes sortes, emportés dans des dynamiques qui ne s’institutionnalisent plus comme avant mais qui n’en relèvent pas moins d’un « fait associatif » massif comme le rappelle souvent Roger Sue. Et c’est là que j’en reviens à la manière de sortir de « l’hubris banale » évoqué au début de cet article. C’est par cette conjonction d’initiatives que peuvent s’élaborer les transformations de nos modes de vie : alimentation déplacements, habitat…  Il faut y accorder plus d’intérêt politique qu’on ne le fait.

Travailler à la mise en cohérence des initiatives, aux alignements et aux coopérations nécessaires voilà le rôle nouveau du politique. Dépasser l’impuissance sans se complaire dans l’écoute d’une France qui geint, ni dans un appel mythique au grand projet rassembleur, c’est s’intéresser aux énergies que révèlent en creux les épreuves. Il nous faut moins une « démocratie des épreuves » qu’une « démocratie des ressources » !

Et l’action la plus vitale consiste à imaginer de nouveaux modes de vie compatibles avec l’urgence climatique. Le point commun de ces nouveaux modes de vie, tels que les dessinent les avant-gardes, c’est la redécouverte des communs : autopartage et covoiturage, jardins et repas partagés, tiers-lieux… Il faut évidemment aller beaucoup plus loin que ces initiatives marginales. Comment nos déplacements, notre santé, notre alimentation, notre sécurité même peuvent-elles être réappropriées par les gens eux-mêmes ?  L’ingrédient nécessaire pour aller dans ce sens, c’est la sortie de l’individualisme pensé comme une souveraineté absolue de chacun, c’est reconnaître notre incomplétude et son corollaire, le besoin de l’autre et donc de la confiance qui permet cette relation à l’autre. C’est ce que dit de manière éclairante Marc Hunyadi dans son dernier livre Au début est la confiance, éd Le bord de l’eau 2020. Il y revient dans un entretien publié en août par le quotidien La Croix :

Toute action implique à chaque fois de pouvoir compter sur la manière dont se comporteront les choses, les autres ou les institutions. Ce « compter sur », force de liaison élémentaire, implique un pari où la volonté se découvre délogée de sa souveraineté, parce qu’elle doit parier sur quelque chose qui ne dépend pas d’elle. La confiance est le nom de ce pari.

Je trouve qu’il n’y a pas de plus bel enjeu politique que de créer les conditions de cette confiance indispensable aux modes de vie à inventer. Ce n’est pas un grand projet au sens programmatique du terme, c’est plutôt une boussole pour l’action, un discours de la méthode. Si tous les projets politiques sont restés largement inachevés ces dernières décennies, ce n’est pas seulement à cause des crises traversées, c’est aussi parce qu’ils étaient conçus avec l’idée qu’il ne fallait surtout pas demander quoi que ce soit aux citoyens de peur qu’ils se braquent.

Et si nous faisions le pari inverse ? Et si nous disions aux gens que les modes de vie c’est à eux de les inventer et que l’Etat est là pour les aider à établir la confiance entre eux ? Et si l’on découvrait en allant dans ce sens que c’est non seulement possible mais plus encore source de joie, de bonheur de redécouvrir que l’Autre n’est pas l’ennemi mais la condition même de son propre épanouissement ?

Nous avons à faire un changement de cap vertigineux, aux antipodes du précipice de l’identité et du repli sur soir vers lequel la campagne semble vouloir nous conduire. Pour cela nous avons moins besoin de courage et d’effort – comme on nous le rabâche sans fin – que de créativité et d’élan vital. C’est quand même plus désirable, non ?! Pour ne pas rester dans un enthousiasme qui pourrait ressembler à un utopisme béat, je voudrais simplement terminer sur un fait basique. En science participative, plus on demande aux gens de s’investir fortement, plus ils le font. Quand on ne leur demande qu’une observation simple et sans engagement véritable, ils participent beaucoup moins. Demandons beaucoup aux citoyens mais ne nous trompons pas : il faut qu’ils se sentent réellement concernés. Quoi de plus « concernant » que la manière dont nous organisons nos vies ?

La sortie de l’hubris occidentale est possible mais ce n’est pas principalement une question de débat ou de choix rationnel c’est une question de renouvellement de notre imaginaire : si l’on active les ressources de créativité et de confiance qui sont les nôtres (même atrophiées par la société de consommation) nous pouvons inventer des modes de vie qui nous rendront beaucoup plus heureux que d’agrandir sans fin nos dressings !

1Une France zéro carbone en 2050 : pourquoi le débat sur la sobriété est incontournable (theconversation.com)

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