L’envers économique du décor
par Denis Clerc
Depuis 2017, une politique économique originale, mariant néolibéralisme et keynésianisme, s’est imposée. D’un côté, réduction ou suppression d’impôts pour plus de 50 milliards, aussi bien en faveur des particuliers (ISF, taxe d’habitation, revenus du patrimoine) que des entreprises (impôts de production, impôt sur le revenu des sociétés). Ce qui a profité essentiellement aux plus favorisés, les classes populaires n’ayant bénéficié d’aucun « coup de pouce » sur le SMIC ou le RSA, les aides au logement ayant même été réduites. Le côté keynésien a consisté, lors de la Covid 19, à instaurer un « quoi qu’il en coûte » composé d’aides publiques massives aux entreprises pour qu’elles survivent et de soutien aux revenus des travailleurs (le chômage partiel).
Or les indicateurs économiques classiques sont bien orientés : entre 2017 et 2021, malgré le « trou » de la Covid 19, le Produit intérieur brut (PIB, qui mesure l’activité productive du pays après déduction de l’inflation) a progressé de 3 % et, selon l’Insee, devrait continuer à ce rythme en 2022, ce qui ferait de la France le pays le plus dynamique de la zone euro. Le chômage a sensiblement diminué (- 450 000). Et, entre 2017 et 2020, un nombre considérable d’investissements étrangers en France ont eu lieu, faisant de notre pays le plus attractif d’Europe selon Business France, l’organisme qui suit l’internationalisation de notre économie. Cerise sur le gâteau, Paul Krugman (lauréat 2008 du prix de la Banque de Suède, appelé improprement « Nobel d’économie ») avance, dans le New York Times que « La France s'en est mieux tirée que les autres durant la pandémie ». Preuves que cette politique économique a bien fonctionné, conclut-on en haut lieu.
Si l’économie ne s’est pas enlisée, elle n’a pas pris pour autant la direction d’une « économie désirable »1 et conviviale qui permettrait à la fois de répondre aux besoins majeurs de tous (habitat, santé, éducation) et d’engager le tournant essentiel de la transition écologique. Au contraire, cette forte reprise de la croissance accentue des maux qu’il nous faudrait combattre : l’ampleur croissante des inégalités, de la finance et de la dégradation environnementale de la planète.
La montée des inégalités
Bernard Arnault, principal actionnaire et PDG de LVMH, est l’homme le plus riche de France, avec un patrimoine estimé à 180 milliards. En 1984, à la tête d’une société de promotion immobilière familiale (Férinel), son patrimoine était de l’ordre de 10 millions de francs (3 millions d’euros actuels). Il rachète alors, une société textile en difficulté, mais qui possède un bijou potentiel, Christian Dior. Arnault comprend que, dans une société qui s’enrichit et dans laquelle émergent des gagnants, le luxe est une branche d’activité dans laquelle on peut vendre un produit le double de ce qu’il a coûté, dès lors que la marque est prestigieuse. De fait, en 38 ans, le patrimoine Arnault a été multiplié par … 60 000 en monnaie constante : une progression annuelle moyenne de 34 %. Comment expliquer un tel rythme d’augmentation ? Certes, les cours de la Bourse et de l’immobilier, tout comme le flair et la qualité de la gestion, ont joué. Mais pour que la valeur du patrimoine soit multipliée par plus de deux tous les trois ans, il faut un élément supplémentaire.
Si le patrimoine rapporte 5 % par an (chiffre que retient Thomas Piketty dans Le capital au XXI è siècle pour les patrimoines gérés par des spécialistes), cela fait 9 milliards de revenus par an, soit 25 millions chaque jour. Même en vivant sur un grand pied, impossible de dépenser 25 millions chaque jour, surtout maintenant que les impôts sur le patrimoine ont été considérablement réduits. Supposons que la dépense quotidienne soit de 1 million. Les 24 autres millions, mis de côté, alimentent de quoi acheter des entreprises attractives comme, en 2021 la joaillerie Tiffany (15,8 milliards, accumulés en moins de deux ans).
Autre exemple, Vincent Bolloré (Vivendi) qui s’est félicité récemment d’avoir fait passer le chiffre d’affaires de son groupe « de 20 millions à 20 milliards » en une quarantaine d’années. Au regard d’Arnault, c’est un petit joueur : il cite le chiffre d’affaires réalisé, pas la valeur du patrimoine, et la multiplication en 40 ans n’est que de … 1000, pas de 60 000. Mais il va croquer le groupe Lagardère, qui comprend les publications d’Hachette.
Ces deux exemples illustrent un caractère substantiel du capitalisme, déjà décrit par Marx : les détenteurs de capital n’ont qu’un souhait, l’augmentation du capital. Et, de fait, quand il y a de la croissance, il augmente, mais pas pour tout le monde : en France, l’Insee indique que « le patrimoine brut moyen des 10 % les moins bien dotés en 2018 est inférieur de 48 % à celui de leurs homologues de 1998, alors que celui des 10 % de ménages les mieux dotés a augmenté de 119 % sur la période. »1. En Europe, les inégalités de patrimoine, selon le rapport Inégalités mondiales 2022 du World Inequality Lab, semblent « aussi fortes aujourd’hui qu’au début du XXe siècle, à l’apogée de l’impérialisme occidental. ». Quant au niveau de vie par personne (ce dont chacun dispose compte tenu de la taille du ménage où il vit), selon l’Insee, il était en 2019 en moyenne de 725 euros par mois pour le dixième le moins favorisé (« les pauvres »), et de 5010 euros pour le dixième le plus favorisé (« les riches »). Sur 21 ans (1998-2019) « les riches » ont accaparé 33 % de la manne due à la croissance du niveau de vie, tandis que les « pauvres » ont dû se contenter d’une portion (très) congrue : 1,7 %. Les politiques qui stimulent la croissance (fiscalité, concurrence, attractivité) creusent les inégalités : un (petit) peu pour les pauvres, beaucoup pour les riches.
La financiarisation de l’économie
La finance a toujours été un élément important de l’économie. Elle en est devenue désormais la boussole en raison du poids considérable qu’ont pris les « fonds d’investissement » comme, aux Etats-Unis, BlackRock (10 000 milliards de dollars gérés, l’équivalent de 4 fois le PIB de la France), ou, en France, Amundi (Crédit Agricole) qui gère 3 000 milliards d’euros. Les épargnants confient leur épargne à ces organismes afin qu’elle soit la plus rentable possible. Ce qui pousse ces fonds à spéculer ou à exiger des entreprises ou activités qu’ils financent des « retours sur investissement » élevés. D’où des risques accrus (cf. la crise des subprime en 2008) … et des revenus indécents pour les clients et les gestionnaires de ces fonds. Dans le monde entier comme en France , en 2021, on n’aura jamais versé autant de dividendes (2000 milliards de dollars, 80 milliards en France). La course aux rendements financiers écrase toute autre priorité, tant pis pour les victimes, qu’il s’agisse de salariés, d’entreprises, de territoires ou de pays. Au total, nous dit Pierre Veltz, « le système financier ne dirige pas l’épargne (…) vers les investissements de long terme permettant la transition écologique » et il dénonce les « formes toxiques qu’a prises la sphère financière au cours des dernières décennies ».
Croissance et environnement
Pour produire une tonne de cuivre, on rejette 3 tonnes de CO2, et 10 tonnes pour une tonne de nickel (Les Echos 15/10/2021) La voiture électrique ne rejette pas de CO2, mais la fabrication de ses pneus, freins, sièges, habitacle et puces électroniques prend le relais. Les techniques low tech ? Dans un article de la revue Esprit (mars-avril 2017) Philippe Bihouix décrit l’envers du décor : « Le numérique (…) mobilise toute une infrastructure, des serveurs, des bornes wifi, des antennes-relais, des routeurs, des câbles terrestres et sous-marins, des satellites, des centres de données … Il faut d’abord extraire les métaux (argent, lithium, cobalt, étain, indium, tantale, or, palladium …), engendrant destruction de sites naturels, consommation d’eau, d’énergie et de produits chimiques nocifs, rejets de soufre ou de métaux lourds (…) », une énumération qui se poursuit sur une page. Il ne s’agit là que de la production. Or la croissance se traduit aussi par des hausses de revenu, donc de consommation supplémentaire (l’effet rebond des écolos). Le Rapport sur les inégalités mondiales estime que 48 % des émissions de CO2 sont le fait du dixième le plus riche de la population mondiale et 12 % des 50 % du bas. Ce sont les « riches » (le 10 % du haut, soit 800 millions de personnes dont le rédacteur de ce texte, et sans doute vous, lecteurs, font partie) qui sont responsables de nos affres climatiques. Pour que nos modes de production soient moins carbonés, nos consommations doivent l’être aussi. Nous (les nations « développées ») avons pour responsabilité vis-à-vis de la planète et de nos enfants non pas de viser la croissance, mais des modes de vie plus sobres, donc moins inégalitaires et moins dominés par la soif de l’argent.
Dans une interview aux Echos (4 février 2022), Jean-Marc Jancovici résume la situation : « Avec les bons indicateurs, l’économie mondiale serait en faillite » car « il n’y a pas de solution à la combinaison d’une consommation physique éternellement croissante et la résolution du problème climatique. » Et en outre, la croissance dans les pays riches aggrave les inégalités et l’impérialisme de l’argent au détriment du bien vivre ensemble, à l’opposé du convivialisme. Il est urgent de changer de voie.
Denis Clerc (Fondateur d’Alternatives économiques)
1 Je reprends le titre de l’excellent livre de Pierre Veltz paru aux éditions du Seuil et de la République des idées.
2 Insee Référence, Revenu et patrimoine des ménages, édition 2018, p. 33