Les effets pervers du système de votation actuel et les moyens de les corriger.
Dany-Robert DUFOUR, philosophe
Le travail des convivialistes implique moins de se jeter dans l'arène politique que de réfléchir aux moyens permettant de mettre en œuvre une société plus conviviale baignée des principes fondamentaux de commune naturalité, de commune humanité, de commune socialité, de légitime individuation et d'opposition créatrice. Or, au lendemain des élections présidentielles du 10 avril, beaucoup de français se sont réveillés en colère, inquiets ou déprimés. Pourquoi ? Alors même que personne à ma connaissance n'a été empêché de se présenter, voire arrêté, ni soumis à un traitement injuste de sélection (même s'il faut repenser la méthode du parrainage pour 500 élus), ni souffert d'un temps de parole drastiquement réduit, ni d'une différence de moyens tant ils sont contrôlés par la loi (bien que l'avantage en moyens du président qui est candidat pourrait être mieux encadré). L'hypothèse que je développerai ici est que le système de votation français, lui-même, est responsable de ces sentiments amers du jour d'après. Lesquels vont peser pendant cinq ans ― et quand ce sera fini, cela recommencera. Bref, alors que le grand rituel de la démocratie française vient d'être célébré, pourquoi flotte-t-il un soupçon de déni de démocratie ?
Je conjecturerai ― hypothèse peu examinée ― que la cause de la déprime vient de ce qui constitue le cœur même de la démocratie : le système de votation. Pourquoi ? Parce que le système en vigueur ne permet tout simplement pas d'agréger les préférences individuelles en une représentation politique à la fois cohérente et diverse, reflétant la pluralité des opinions. Autrement dit, la démocratie, fondée sur le suffrage universel, souffrirait d'un rédhibitoire vice de forme dans toutes les modalités où le vote a pu se mettre en place (direct/ indirect, majoritaire/ proportionnel, à un ou à deux tours…), même sous sa forme la plus radicale et apparemment la plus équitable, "un homme, une voix".
Je ne suis pas le premier à formuler cette hypothèse. Ce n'est pas un hasard que ce vice ait été repéré aux alentours de la Révolution française de 1789, puisque s'est alors posé un problème de souveraineté qu'on pourrait sommairement formuler ainsi : il faut renverser le Roi, mais quel Souverain installer à sa place ? Certes, on peut dire que ce sera le Peuple, mais comment être sûr que ce nouveau Souverain soit absolument légitime dès lors qu'il n'est plus unique comme le Roi, mais multiple ? On trouve ce questionnement au cœur de l'activité intellectuelle du marquis de Condorcet, philosophe et mathématicien rallié à la Révolution française, partisan de l'abolition de l'esclavage, de l'abolition de la peine de mort et du droit de vote des femmes. Condorcet apportera à cette question décisive deux réponses magistrales : une réponse de philosophe et une de mathématicien. Le philosophe montrera que, pour que le nouveau souverain soit légitime, il faut absolument qu'il soit formé, c'est-à-dire éduqué, de façon à être capable de juger avant de prendre des décisions. Bref, il faut instruire le Peuple ce sera le contenu des fameux Cinq Mémoires sur l’instruction publique écrits en 1791-92. Et le mathématicien montrera qu'il faut être attentif à un problème jusqu'alors inaperçu : la difficulté d'établir un classement entre des candidats qui respecte vraiment les préférences des électeurs. En effet, le vote à la pluralité des voix, autrement dit cette votation où l'on ne peut choisir qu'un des candidats sans pouvoir s'exprimer sur les autres et où l'on proclame vainqueur le candidat qui a obtenu le plus (d'où "pluralité") de voix, ne représente pas, dans la plupart des cas, les désirs des électeurs dès lors que le candidat retenu n'a pas récolté plus de la moitié des voix. On peut le dire autrement : dans le vote, il n'y a pas de "main invisible" qui équilibre toutes les décisions entre elles.
Ce problème sera repris après la seconde guerre mondiale par un économiste de l'école néo-classique, Kenneth Arrow. Le théorème d'Arrow est dévastateur pour la démocratie usuelle fondée sur le vote à la pluralité des voix : il montre qu’il n’existe pas de possibilité logique permettant d’agréger les préférences individuelles en préférences politiques cohérentes. Ce qui oblige à se poser la question de savoir si la panacée démocratique du vote à la pluralité des voix n'est pas, tout simplement, un vice rédhibitoire, un leurre ou une erreur. Une erreur d'autant plus mal discernée qu'elle procède de ces illusions, difficiles à dissiper, où l'on est persuadé de bien faire, démocratiquement parlant. Mais une erreur quand même.
*
L’exemple de l’élection présidentielle français de 2002 permet d’illustrer l'effet Condorcet et le théorème d'Arrow. On se souvient que Chirac et Le Pen ont été qualifiés pour le second tour. Or, les électeurs qui avaient voté Taubira, Chevènement, Laguiller, Mamère, Besancenot, Hue et autres (soit des candidats de gauche totalisant ensemble plus de 25% des suffrages), auraient, pour la plupart, voté en second choix pour Jospin si leur candidat de première intention ne passait pas. Cependant, cette prise en compte du second, voire du troisième choix, indispensable dans toute bonne démocratie digne de ce nom, étant impossible de par l'obligation de choisir un nom contre les autres, c'est 25% des électeurs qui ont été éjectés et c'est le duel Chirac/ Le Pen qui s'est présenté pour le second tour. Choix entièrement fallacieux puisque préférer un candidat, cela n'a jamais signifié rejeter tous les autres. Or, dans les élections "démocratiques", on fait comme si. Et tant qu'on le fera, cela introduira beaucoup de biais allant jusqu'à produire des résultats aberrants. Ce qui est présenté comme la panacée démocratique le vote à la pluralité des voix révèle donc là ses limites puisqu'il est grevé par l'impossibilité de la parfaite transposition des préférences individuelles en préférences collectives. C'est ainsi que, si l'effet Condorcet avait été pris en compte et c'est possible, nous allons bientôt voir comment , nous aurions eu, au lieu de la mascarade bien connue, en cas de second tour de confirmation (réalisable cette fois par vote uninominal puisqu'il n'y a plus que deux candidats en lice), une véritable alternative entre Chirac et Jospin – et on sait que de nombreux sondages donnaient ce dernier vainqueur. Au lieu de quoi, Chirac s'est trouvé élu avec plus de 80% des voix … tout en étant très minoritaire dans le pays puisqu'il avait reçu moins de 20% des suffrages au premier tour. Il suffisait de voir la tête de Jospin au soir du premier tour pour comprendre qu'il n'entendait rien à ce qu'il lui arrivait. L'homme, décontenancé, sonné, n'a vu d'autres issues que de quitter la politique .
*
C'est pour éviter ces effets pervers de 2002 que les électeurs se sont ensuite de plus en plus engagés dans le vote utile. Sauf que pratiquer le vote utile peut conduire à voter pour le candidat qui n'est pas vraiment le sien et au laminage des forces intermédiaires. Ce que le vote de 2022 a confirmé. Bref, la lutte contre un effet pervers peut produire d'autres effets pervers. Le vote utile peut se mettre à ressembler à une extorsion de consentement. Qui peut avoir de lourdes conséquences.
*
Autre exemple avec l'élection présidentielle de 2000 aux États-Unis. C'est peu de dire que le cours global du monde aurait été changé si Al Gore l'avait emporté sur Bush en 2000 ce qui aurait dû être le cas puisque les électeurs du 3e candidat, le radical Ralph Nader (3%), préféraient, pour l'essentiel, Al Gore à Bush. Pourtant, c'est Bush, minoritaire dans son pays, qui, par effet Condorcet, l'a emporté de quelques voix, avec les désastreuses conséquences pour le monde entier que l'on sait, tant aux plans militaire, politique, culturel, économique qu'écologique.
*
Reconnaître tous les choix des votants dans leur ordre d'importance nous rapprocherait d'une véritable procédure démocratique tenant non seulement compte d'un choix de surface, toujours intempestif, mais de choix profonds. De plus, cela obligerait les personnes aptes au vote à réfléchir, c'est-à-dire à sortir du jeu de chamboule-tout à quoi ressemble de plus en plus les élections. Ce jeu de massacre où, comme dans les kermesses, on lance des balles en chaussettes pour faire tomber un échafaudage de boîtes de conserve, est indigne de la démocratie. Voter, en effet, est aujourd'hui devenu un acte négatif : on ne vote plus pour, mais contre ! Il faut cesser de placer les électeurs en position infantile en leur demandant de tirer sur tous ceux qui ne sont pas leur candidat ou, au contraire, de pas vraiment voter pour leur candidat, et les élever à une position responsable où chacun serait invité à déterminer la configuration complexe dans laquelle il se trouve au moment des choix décisifs. On parle de l'éloignement des citoyens vis-à-vis de la politique ; mais pourquoi et comment en serait-il autrement dès lors que leur représentation est faussée à la base, que leurs désirs peuvent être complètement travestis et que se déchaînent toute la gamme des coups tordus politiciens cherchant à profiter des vices et des biais inhérents à ce vote ? On voudrait détourner, voire dégoûter, les citoyens de la chose publique qu'on ne s'y prendrait pas autrement.
Pour obvier à ce véritable fiasco démocratique, il faut commencer par trouver un meilleur système de représentation politique. Nul doute pour nous que l'idéal serait le système de la Grèce ancienne : la désignation par un tirage au sort, régulièrement renouvelé, parmi un ensemble le plus large possible d'hommes (et de femmes) également éduqués et formés. Ce mode de désignation est d'ailleurs déjà en vigueur pour désigner les jurés de Cour d'assises jugeant les crimes. En l'appliquant au champ politique, on éviterait la trop fréquente transformation de certains élus ayant atteint le(s) plus haut(s) poste(s) en despotes prêts à toutes les démagogies pour rester au pouvoir. La seule question est de savoir si nous disposons d'assez d'hommes éduqués pour pratiquer ce mode de désignation par tirage au sort, le seul véritablement démocratique. Rien n'est moins sûr.
C'est pourquoi il faudrait, en attendant de pouvoir mettre en œuvre ce système idéal (ce qui risque de prendre longtemps), opter pour un mode moins injuste que le vote actuel à la pluralité des voix, permettant d'agréger au mieux les préférences individuelles en préférences collectives. Il en va de la pérennité de la démocratie. Or, Condorcet avait proposé une méthode, son collègue Jean-Charles de Borda, une autre. La question a été ouverte il y a plus de deux siècles, lorsqu'il a fallu donner une représentation possible au peuple. Il serait temps d'y répondre en mettant à contribution les mathématiciens (la France en compte d'éminents) pour qu'ils fassent des propositions sur ce qu'ils appellent le problème du "choix social" pour sauver et relancer l'idée de la votation démocratique, sachant que les outils informatiques permettent aujourd'hui de rendre simple ce qui, à l'époque de Condorcet, paraissait très compliqué. Voter en hiérarchisant les candidats n'est pas plus difficile que de jouer au tiercé, au quarté ou au quinté-plus. Sans compter que cela pourrait rapporter beaucoup plus gros, démocratiquement parlant, que le simple turf du dimanche matin.
Bref, si l'on invitait le Peuple à penser en lui demandant de préciser ses choix par une réflexion impliquant une hiérarchisation de ses préférences personnelles et si on tenait compte de ce choix, on s'apercevrait probablement que son discernement est bien plus fin qu'on ne le croit généralement.
*
Par exemple, on pourrait imaginer le système simple suivant : chaque électeur dispose de 10 voix qu'il aurait à hiérarchiser ainsi pour affiner ses préférences :
4 voix pour le candidat qu'il a choisi en premier
3 voix pour le candidat choisi en deuxième intention
2 voix pour le candidat choisi en troisième intention
1 voix pour le candidat choisi quatrième intention
Soit 10 voix pour chaque électeur. L'élection se faisant à un seul tour, le gagnant serait bien sûr celui qui obtient le plus de voix.
Ce n'est qu'un exemple. On pourrait imaginer qu'une commission citoyenne, éclairée par les mathématiciens du Laboratoire d’Économétrie de l’École Polytechnique et d'autres, puisse être mise en place, afin de construire la meilleure formule, soumise ensuite à référendum. La commission ne partirait pas de rien. On sait ce qu'il faut éviter : les errances de la Primaire Populaire qui a cumulé les erreurs 1° en allant chercher des candidats non déclarés (Taubira), 2° en demandant aux votants d'attribuer une mention à chacun des candidats (“Très bien”, “Bien”, “Assez bien”, “Passable” ou “Insuffisant”) plutôt que d'établir d'emblée un ordre de préférence entre les candidats, 3° en prônant après l'échec de Taubira le vote Mélenchon qui ne s'était pas présenté à la Primaire (ceci au nom du "vote utile" que l'organisation de la Primaire était censée éviter) et alors que Jadot était arrivé en deuxième position… De toute manière, je ne parlais pas ici de l'élection des candidats représentant tels ou tels partis ou mouvements (ces derniers font ce qu'ils veulent pour désigner leurs représentants) mais de l'élection effective des citoyens dans les instances représentatives de la République.
*
Avec un tel système, on éviterait de s'engager trop loin sur des voies hasardeuses comme celle de la démocratie participative prétendant corriger les défauts de la démocratie élective. En effet, cet avatar de la démocratie directe n'est pas, lui aussi, sans effets pervers comme la manipulation des foules et la démagogie.
Nul doute que si ce système avait été mis en place pour l'élection du 21 avril 2002 ou celle du 10 avril dernier, le sentiment d'insatisfaction démocratique aurait été nettement moindre et la confiance dans le système de représentation politique notablement renforcée.
Il faudra bien y venir un jour, avant, j'espère, que l'abstention ne gagne et que nos démocraties ne sombrent ― porte ouverte au fascisme.
P.S. La version complète de cet article est disponible sur le site des convivialistes : http://convivialisme.org/2022/04/14/systeme-votation/