De quelle France le monde a-t-il besoin ?
par Patrick Viveret
Nous vivons une bataille mondiale. Ce n'est pas celle de la géopolitique classique qui voit s'affronter des puissances étatiques entre elles, avant hier les empires coloniaux, hier les Etats Unis et l'URSS, aujourd'hui les Etats Unis et la Chine. Non que ces enjeux aient disparu, mais il sont eux mêmes inscrits dans une autre bataille mondiale qui est celle de la capacité de l'humanité d'assurer son propre avenir . La question des puissances dominantes du 22 ème siècle devient en effet une question dérisoire s'il n'y a pas de 22 ème siècle ! Si le climat est devenu insupportable, si la biodiversité a disparu, si un hiver nucléaire -volontaire ou accidentel- a fait des milliards de morts et rendu l'air irrespirable, bref si tout ou partiede ces risques, hélas bien réels, ont rendu la terre en partie inhabitable, une grosse partie des débats sur l'affrontement des puissances actuelles paraîtra surréaliste. Aussi surréaliste que si l'on évoquait comme questions angoissantes pour l'avenir le conflit entre Athènes et Sparte ou entre l'empire portugais et l'empire espagnol. Ce qui primera de plus en plus c'est donc la question posée déjà par Albert Camus au lendemain d'Hisroshima, c'est à dire celle de la capacité de ce peuple de la Terre que nous nommons l'humanité à échapper à son plus grand danger qui n'est autre que sa part de barbarie. Nous ne sommes pas menacés, sauf de manière fantasmatique, par des barbares extraterrestres, mais bien par notre barbarie intérieure ,que celle ci prenne la forme de la guerre, de l'exploitation, de la domination sociale, raciale, sexuelle, religieuse, de la destruction de la nature ou de l'aggravation d'inégalités qui font de l'humanité une poudrière sociale.
au cœur de l'approche convivialiste, l'affirmation d'une civilité humaine
Ainsi l'enjeu des enjeux , qui est au cœur de l'approche convivialiste1, c'est la possibilité que puisse s'affirmer une civilité humaine dans des bouleversements, voire des effondrements, où l'humanité peut se perdre moralement plus encore que physiquement, dans les décennies à venir.
Car si l'humanité, le peuple des terriens, peut se perdre, elle peut aussi, et c'est là une vraie source d'espérance et de dynamique créatrice, franchir un saut qualitatif dans la voie de sa propre humanisation. Ce qui est sûr c'est que ce n'est pas une humanité vouée à la guerre de tous contre tous, une humanité dont l'intelligence est mobilisée à produire des armes ou des productions écologiquement destructrices, qui peut affronter les défis qui sont devant nous. En un mot, nous ne pouvons nous payer le luxe d' une humanité bête et méchante. Ce dont nous avons besoin c'est de favoriser l'émergence et le développement de collectifs dont l'intelligence est organisée autour d'activités socialement et écologiquement bénéfiques, une humanité plus consciente et plus sage, et des formes démocratiques2 qui favorisent cette intelligence et cette sagesse. Si nous sommes plutôt, comme le dit Edgar Morin, des homo sapiens-demens que sapiens-sapiens, en revanche, à défaut d'être une origine devenir pour de bon des sapiens-sapiens peut être, doit être un projet si nous voulons éviter de formidables régressions barbares ou guerrières.
C'est ce que le réseau international des Dialogues en humanité3 évoque sous l'appel à « réussir l'Anthropocène » en réalisant un projet de « pleine humanité » alternatif aussi bien à la post-humanité du transhumanisme qu'à la sous humanité qu'entretiennent les régimes tournées vers la chosification du vivant et des êtres humains qu'ils soient capitalistes ou totalitaires. Ce projet de pleine humanité s'énonce aussi bien à titre qualitatif que quantitatif. La possibilité pour chaque être humain de devenir pleinement humain touche en effet à la fois l'intime de nos vies ( dimension qualitative personnelle), la transformation du travail (ou des jobs) en œuvre au sens de la capacitation prônée par le prix Nobel d'économie Amartya Sen ou la philosophe Hannah Arendt4 , et la capacité de l'humanité, comme corps collectif à dépasser sa part de barbarie. La pleine humanité c'est alors bien sûr l'alternative à l'état de sous humanité dans laquelle sont maintenus des milliards d'êtres humains en proie à la faim, à la misère ou au mépris, mais aussi à la post-humanité ou à certaines versions de la trans-humanité qui peut conduire à créer une nouvelle domesticité des simples humains à l'égard des sur-humains..
L'un des enjeux majeurs pour les générations et pour les décennies à venir va donc être la capacité à résister à la montée de la violence et aux logiques de guerre appuyées sur les sentiments d'angoisse, la peur d'autrui, et de formidables régressions émotionnelles dont le « zemmourisme » constitue en France l'expression la plus inquiétante5 ,afin de lui opposer cette perspective créatrice.
Il nous faut, pour ce faire, réussir un changement de posture comparable à celui des astronautes qui voient la terre vue de l'espace et qui s'intéressent très vite non à leur seule nation dont il sont originaires mais à l'ensemble de notre planète-miracle et aux êtres vivants qui la peuplent.6
Pour autant nous ne sommes pas obligés d'aller dans l'espace pour réussir ce changement de posture. Il nous suffit simplement de devenir pleinement humain et d'adopter tant dans l'intime de nos vies que dans notre participation à des collectifs locaux, nationaux, continentaux, planétaires, cette approche d'une humanité non « augmentée » mais « améliorée »7
La responsabilité du peuple français
En quoi notre propre peuple, le peuple français, peut-il contribuer à réussir dans cette voie ? En choisissant d'abord de se situer pleinement dans cette perspective radicale d'humanité que nous venons d'évoquer. Nous sommes l'un de ces peuples de la Terre, et nous ne nous sauverons pas seuls si, par malheur, notre humanité venait à disparaître ou à s'abîmer dans d'immenses régressions. Nous ne nous sauverons pas seuls en nous repliant sur nous-mêmes, en fermant nos frontières ou pire en cultivant la nostalgie d'une France néocoloniale. Ce qui est requis par les défis de l'heure, c'est une France exemplaire sur la triple exigence écologique, solidaire et démocratique, une France qui propose à l'Europe de s'engager pleinement au service d'une grande alliance pour la Vie et les droits humains. C'est cette France-là qui doit se placer au coeur des changements économiques et politiques, mais aussi éducatifs et culturels dont nous avons besoin.
C'est par rapport à cette exigence de justice sociale, de responsabilité écologique, d'approfondissement de la démocratie et des droits humains, que les acteurs qui la portent naturellement doivent se rassembler et réussir cette grande transition, mieux, cette « métamorphose », pour reprendre l'expression anticipatrice de Laurence Barnski et Jacques Robin8 , tant dans nos villes que dans nos régions qu'au niveau de notre grand débat national en 2022.
Nous ne pouvons plus nous permettre cette rivalité dévastatrice qui a conduit à l'échec les familles politiques qui se réclament de l'exigence écologique, de la justice sociale et des droits humains. Nous avons besoin de nous rassembler sans nier nos différences et même nos divergences. Nous avons besoin de construire une proposition pour nos concitoyennes et nos concitoyens qui conjugue le respect de ces différences et la construction d'une réponse commune. C'est le vrai sens d'un "Archipel", (au sens du poète antillais Edouard Glisssant) qui ne se réduit pas, comme le croit Jerôme Fourquet9, à la fragmentation de ses îles, mais construit un espace commun qui refuse la domination de quiconque, qu'il soit puissance d'argent, de domination politique ou de dogme religieux. C'est pourquoi des rassemblements en archipels tels que l'archipel citoyen Osons les jours heureux ou l'archipel de l'écologie et des solidarités10 se sont associés avec les réseaux de jeunes de la Rencontre des Justices et bien d'autres mouvements tels les convivialistes pour tenter le regroupement des familles de l'arc ecologique, social et humaniste à travers l'initiative de « la primaire populaire »11
C'est pour réussir cet archipel que la palette de couleurs d'associations, de syndicats, d'entreprises, d'organisations politiques, de recherches intellectuelles, de transformations éducatives et culturelles, doit rayonner lors des grands débats publics à venir et porter une grande alliance au service de la Vie.
Faisons un pas supplémentaire dans ce que certains prendront comme une position idéaliste et que je vois au contraire comme une utopie réaliste. Considérons la France et l'Europe comme des laboratoires de cette République terrienne que nous avons besoin de construire pour éviter l'abîme de guerres et de régressions barbares. Là où les extrêmes droites du monde entier nous disent que le déclin vient du métissage et de la féminisation (cf les thèses récurrentes de Zemmour), assumons totalement la proposition inverse. Celle de bâtir la république d'un « pays monde » où se construit, dans un espace commun, la promotion sans concession du droit des femmes et la rencontre exigeante, et toujours soumise au droit, d'humains venus du monde entier et porteurs de cultures différentes . Dans cette même perspective soutenons activement la création d'un Parlement citoyen mondial et d'un conseil des sagesses proposé par le réseau international des convivialistes ainsi que d'autres réseaux mondiaux tels les Dialogues en humanité.
On jugera sans doute ces propositions idéalistes. Mais n'oublions pas que l'on a jugé tels les alertes de Jaurès et Rosa Luxembourg en 1914, de Charles de Gaulle sur l'appel à la Résistance en 1940 ou ceux de Mendès-France sur l'impasse des guerres coloniales dans les années cinquante. Or ce sont les prétendus idéalistes de l'époque qui se sont révélés être dans le véritable sens de l'histoire. Les gauches et les écologies ne pourraient-elles se hausser enfin à la hauteur de ces exigences en assumant et en associant pleinement le meilleur de leurs traditions ?
1cf en particulier le Second manifeste convivialiste
2Cf mon article sur une démocratie convivialiste dans la Revue du Mauss
3Voir le site des Dialogues en humanité
4Cf son livre la Condition de l'homme moderne
5Voir sur ce point le débat organisé par les éditions Utopia entre Pierre Rosanvallon à partir de son ouvrage « Les épreuves de la vie » (ed du Seuil) et moi même sur la base de mon livre « La colère et la joie » (ed Utopia)
6Voir aussi le livre de Mireille Delm as Marty, ainsi que les publications du Collegium éthique scientifique et politique créé par Stéphane Hessel et dirigé jusqu'à sa mort par Michel Rocard (éditions les Liens qui libèrent)
7Cf de nouveau Edgar Morin
8Cf leur livre l'Urgence de la métamorphose
9Voir son livre l'Archipel français
10Renseignements sur leurs sites respectifs
11Voir le site de la PRIMAIRE POPULAIRE