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Billet de blog 4 mai 2021

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En défense de la garantie d’emploi: quelques remarques

Le 20 avril, Henri Sterdyniak proposait sur ce blog une analyse critique du projet de garantie d'emploi, porté par les partisans de la théorie monétaire moderne. Dany Lang et Gilles Rotillon, Economistes atterrés eux aussi, lui répondent et défendent le projet tout en formulant quelques remarques à la postface du livre de Pavlina Tcherneva effectuée par Romaric Godin.

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Un premier point est le postulat, affirmé dès le début par H. Sterdyniak, que la garantie d’emploi serait « contradictoire et peu réaliste ». Il nous semble que l’argument de l’aspect contradictoire vient surtout de la coexistence entre emplois garantis et emplois qualifiés qui rentreraient en concurrence. Or, il faut faire la différence entre l’état réel d’une situation, marquée par un fort chômage, un faible niveau de qualification pour beaucoup qui, aujourd’hui leur interdit les emplois « normaux » et le principe de la garantie d’emploi qui nous semble devoir être un objectif à atteindre, à condition cependant de préciser ce que sont des « emplois normaux » et même des emplois au sens plein du terme, avec toutes les garanties sociales qui vont avec un emploi de dernier ressort.  

L’objection que formule Henri Sterdyniak concernant l’aspect contradictoire de l’emploi garanti versus emploi « normal » nous paraît être davantage une objection quant à la difficulté d’une transition entre la situation actuelle et une situation où chacun pourrait exercer un emploi ayant une utilité sociale. A moins de croire à la main invisible, il est clair que les problèmes soulevés par Henri se manifesteront dans un premier temps, mais cela ne doit pas dissuader de réclamer une occupation rémunérée pour tous. Est-ce irréaliste pour reprendre la seconde partie de l’objection d’Henri ?

Le déclarer d’emblée revient à démissionner un peu vite devant les difficultés à venir. On ne peut pas déclarer irréaliste quelque chose qui n’est pas encore advenu sous le prétexte qu’elle n’existe pas encore et ce d’autant moins que les expériences partielles d’emploi garanti, en Inde, Afrique du Sud, en Argentine ou encore en France, même si limitées du fait de leur durée et par le nombre de participants, semblent clairement indiquer le contraire.

Il faut réfléchir sur les conditions (politiques, économiques, rapports de force) qui feraient que qu’un emploi garanti généralisé puisse devenir une réalité. Et engager la lutte pour que chacun ait une activité rémunérée dignement, choisie, et ouvrant des droits sociaux, en en affirmant hautement le principe, participe de la réalisation de ses conditions, comme l’illustre l’expérience « Territoires zéro chômeurs de longue durée ».

Et puisqu’on parle de réalisme, nous ne sommes pas certains qu’en appeler à la nécessaire responsabilité des entreprises « pour le maintien et le développement de l’emploi » soit si réaliste que cela. Dans le capitalisme, les entreprises n’ont aucune incitation à avoir l’emploi comme objectif. Le profit, la valeur pour l’actionnaire, sont les objectifs de toutes les entreprises qui ne participent pas du secteur de l’ESS. Par ailleurs, cette tendance s’est accélérée lors des quatre dernières décennies, avec l’avènement du régime d’accumulation financiarisé. Cela vaut aussi bien pour les travailleurs, qui servent sans hésitation de variable d’ajustement, que pour les dirigeants qui dévient, ne serait-ce que légèrement de ces objectifs, comme le PDG de Danone vient d’en faire la démonstration.

Après sa recension du livre de Pavlina Tcherneva, Henri développe longuement ce qu’il reproche à l’emploi garanti conçu comme des emplois d’attente, qui ne seraient occupés que transitoirement au gré de la conjoncture, risquant ainsi la rupture de service en cas de retournement du cycle économique.

Il s’agit d’une remarque pertinente qui doit nous amener à la vigilance quant à la nature des emplois créés. Des emplois garantis destinés uniquement pour « boucher les trous », outre qu’ils ne permettraient pas d’assurer la continuité des services qui les justifient au départ - ce qui est pour le moins gênant dans des secteurs comme la santé ou l’éducation - ne serviraient finalement qu’à limiter transitoirement les potentiels conflits engendrés par le (mauvais) fonctionnement du marché du travail, même si ces derniers auraient pour avantage de permettre à leurs bénéficiaires de vivre en attendant mieux.

L’emploi pour tous ne doit pas être vu comme le colmatage des contradictions du capitalisme lui permettant de se perpétuer un peu plus longtemps. On revient là sur le plan du principe même d’un emploi (correctement) rémunéré pour tous et qu’il faut distinguer des difficultés qu’il y aura à l’instituer. Il y a suffisamment de besoins non satisfaits pour que la création d’emplois publics alliés à une réduction du temps de travail et à la mise en place de formations (pouvant d’ailleurs permettre la création de nouveaux emplois) puissent être des éléments d’un programme de transformation sociétale désirable.

Si, comme le prévoient les dispositifs d’emploi garantis prévus par Tcherneva, les emplois sont décidés collectivement par les habitants, les chômeurs, les syndicats, les élus et le patronat, le risque d’une substitution des emplois publics et privés par des emplois en dernier ressort nous semble limité. Mais instaurer une règle visant à la pérennisation des emplois si les besoins couverts par ces derniers sont amenés à persister dans le temps nous semble fondamental. Il ne s’agit pas de remplacer de manière durable des emplois qui peuvent, à terme, être assurés par le public ou le privé en raison de la permanence des besoins. A ce titre, répondre à des besoins par un premier processus démocratique de validation sociale n’implique pas la pérennisation à long terme de ce mode de réponse aux besoins.  

Il resterait donc des emplois de dernier ressort, qui sont du domaine de la transition, tout comme les formations à mettre en place.  

Dans la suite de son texte, Henri discute les positions que Romaric Godin présente dans sa postface au livre. Il pose trois questions qui relèvent de deux types d’objections.

« Est-il concevable que le travail ne soit pas plus rémunéré que l’oisiveté ? Comment assurer que les emplois créés selon les désirs et les compétences des chômeurs correspondent aux désirs et besoins des ménages ? (…).  Est-on certain que les services non marchands que l’emploi garanti procurerait correspondent effectivement aux désirs des ménages ? »

Les deux dernières ramènent à ce qui, pour nous, relèvent de la transition nécessaire et délicate qu’impliquerait le passage de la situation actuelle marquée par un fort chômage à celle d’un emploi garanti à tous par principe. On ne peut « assurer » a priori la coïncidence entre désirs et compétence des uns et besoins et désirs des autres.

C’est une question liée par nature à l’existence de la division du travail. Plus celle-ci est grande et plus la question se pose.

Mais elle se pose aussi au capitalisme et il ne la règle pas merveilleusement, donc en quoi serait-elle rédhibitoire pour tenter de changer les choses ? Quant à la correspondance entre besoins des ménages et services non-marchand de l’emploi garanti, elle nous semble encore moins décisive, dans la mesure où on a quand même une petite idée des besoins (nombreux) non satisfaits des ménages les plus pauvres et dont Henri fait d’ailleurs état dans son texte. Cela, certes, ne garantit pas la correspondance des besoins et des compétences, mais permet de limiter un trop grand écart entre les deux, d’autant plus que l’emploi garanti n’est pas le travail forcé : la personne conserve ses droits au chômage et en accumule même de nouveaux lorsqu’elle occupe un emploi garanti.

En revanche, sa première question sur la nécessité de rémunérer le travail davantage que l’oisiveté revient sur le plan du principe. Elle est bien sûr la poursuite d’un débat avec les thèses de Bernard Friot, à qui Romaric Godin reprend l’idée du salaire à vie. On peut évidemment discuter cette proposition, et Henri l’a d’ailleurs fait dans plusieurs textes, mais ici, sa question prend le risque de la réduire si fortement en une opposition brutale entre travail et oisiveté (qui ne nous semble pas être faite par Bernard Friot dans ses écrits), qu’il se rapproche dangereusement de l’antienne sans cesse rabâchée de la désincitation au travail, créée par des allocations chômage trop « généreuses ».

Comme si le fait d’avoir un salaire à vie, c’est-à-dire la sécurité matérielle qui est déjà celle de tous les fonctionnaires, ôtait l’envie de bien faire son travail. Comme si, aujourd’hui, les chômeurs passaient leur temps à comparer le revenu de leur emploi avec leurs allocations de remplacement depuis leur canapé !

Le pire obstacle au manque d’ardeur au travail, c’est de ne pas en avoir et le confinement a montré que dans les métiers les moins valorisés socialement, comme les éboueurs, un merci écrit sur les poubelles suffisait aux « derniers de cordée » pour manifester cette ardeur que l’on craint de voir disparaître. La reconnaissance de l’utilité sociale des tâches à accomplir est la première condition pour que l’ardeur au travail existe.

Et pour cela il faut d’abord avoir un travail à faire, donc qu’il soit garanti. Toutes les expériences partielles d’emploi garanti ont démontré sans ambiguïté que les personnes ayant retrouvé un emploi mettent en avant leur dignité retrouvée, quelque chose dont Henri Sterdyniak ne tient visiblement pas compte, mais consubstantiel au travail, qui est par nature ambigu, puisqu’il est à la fois une source d’aliénation et une source d’épanouissement – surtout quand on contribue très directement à sa définition.

Un dernier point qui n’est pas abordé directement par Henri est ce que c’est qu’un emploi « normal ». Implicitement, le texte d’Henri donne le sentiment que c’est un emploi soit public, soit « offert » par le privé. Autrement dit, c’est un emploi dans le cadre capitaliste où les firmes privées sont toujours la propriété d’une minorité qui contrôle ce que peut faire l’immense majorité qui est sous sa subordination. Si c’est bien le cas, on retombe sur la réelle contradiction entre le but ultime de la firme de maximiser son profit et de générer de la valeur pour l’actionnaire et le principe du droit à l’emploi, qui ne peut pas être un objectif des firmes dans ce cadre.

Là, on peut parler d’irréalisme, si on croit qu’il suffit d’affirmer ce droit à l’emploi pour tous pour qu’il s’établisse dans les structures du capitalisme. Comme l’avait déjà souligné Keynes (1936), les entreprises emploient le nombre de personnes nécessaires pour assurer leurs profits, sans se préoccuper des autres. Il faudra plus que l’affirmation d’un principe fût-il juste pour que les firmes d’aujourd’hui et les gouvernements qui les servent décident de le promouvoir, comme l’illustrent les échecs des appels à la « responsabilité sociale des entreprises ». En appeler à leur responsabilité relève du vœu pieux.

Et sur ce point, nous partageons complètement la visée de Romaric Godin d’une sortie du régime d’accumulation actuel, ce que lui reproche justement Henri au nom du réalisme en faisant remarquer que « Ni les prestations chômage, ni les emplois publics n’ont fait disparaître le capitalisme », tout en reconnaissant immédiatement « qu’ils constituent effectivement des armes pour les travailleurs ». Là encore on retrouve le télescopage de deux niveaux qu’il faut pourtant absolument distinguer.

Le but de la sortie du capitalisme, qui est un processus de long terme d’ailleurs en cours et dont les crises écologique, sanitaire, sociale et anthropologique sont des manifestations chaque jour plus évidentes, et les moyens à utiliser dans ce but, dont l’amélioration du rapport de force entre capital et travail au détriment du premier est un des facteurs essentiels. Et à ce titre, en assurant le plein emploi permanent, l’emploi garanti renverse le rapport de force défavorable au travail établi par plus de quatre décennies de néolibéralisme et suscite l’opposition des néolibéraux et du grand capital, comme l’avait anticipé Kalecki dès 1943.

Il est évident que le capitalisme ne disparaitra pas brutalement par la vertu d’une réforme quelconque. La garantie d’emploi n’est pas « un instrument magique qui permettrait de faire l’économie du combat syndical et politique contre la précarité du l’emploi, du combat dans les entreprises pour de meilleures conditions de travail, comme l’économie du combat pour convaincre les ménages de changer leurs souhaits en matière de dépenses, et donc de mode de vie » comme il le craint, mais tout au contraire un objectif à atteindre par la lutte syndicale et politique, pour que le combat pour la sortie du régime d’accumulation financiarisé, issue indispensable pour une réelle sortie de crise, se déroule dans des conditions plus favorables aux travailleurs.

Et nous ne sommes pas sûrs que le souhait d’Henri, formulé en conclusion, d’en revenir à un monde d’avant 1981, où l’on commençait à peine à percevoir les dérèglements écologiques, soit le meilleur moyen pour que les entreprises (qui seraient toujours capitalistes) offrent de meilleures conditions de travail ou que les ménages soient convaincus de changer de mode de vie.

Refuser de mettre en œuvre une activité rémunérée pour toutes et tous au nom des difficultés pratiques et (surtout) de la résistance que cela suscitera (entre autres de ces entreprises qu’Henri appelle à la responsabilité), revient à admettre implicitement que tous les humains n’ont pas par nature les capacités à être utiles à leurs semblables. « Les hommes naissent libres et égaux en droit ». Et la Constitution, ainsi que la Déclaration universelle des Droits de l’Homme, prévoient un droit à l’emploi. Il serait temps de passer enfin des principes à leur mise en application.

Dany Lang et Gilles Rotillon 

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