Depuis plusieurs semaines, la probabilité que l’Argentine connaisse une grave crise monétaire n’a cessé de se renforcer.
Contrairement à ce qu’on lit régulièrement, les racines de cette crise ne sont pas à trouver dans l’incertitude politique liée aux élections de mi-mandat ou aux scandales politiques qui touchent la présidence. Elles sont liées aux fondamentaux macroéconomiques.
La politique économique de Javier Milei, élu en décembre 2023, repose sur la stabilisation du taux de change du peso argentin afin de limiter l’inflation interne. Cette politique est rendue difficile, car elle va de pair avec la libéralisation financière et la levée des restrictions sur le change, promesses de campagne et piliers de la vision libérale du fonctionnement de l’économie qu’il adopte. La levée des contrôles sur les changes a été globalement réalisée en avril dernier[1]. Cette décision de politique économique a alors été validée par le FMI, qui a apporté un soutien financier très important, sous forme de prêts, pour un montant total de 20 milliards de dollars états-uniens.
L’économie argentine, au moins depuis les années 1970, est régulièrement soumise aux crises monétaires et les Argentins sont particulièrement attentifs aux variations du taux de change. Ils évaluent leurs patrimoines en dollars et non en pesos argentins ; en découle un lien très fort entre les variations du change et l’inflation domestique.
Javier Milei est parvenu à réduire l’inflation domestique par sa politique budgétaire extrêmement restrictive et par la stabilisation du change. Mais bien que réduite (selon le FMI, les prix à la consommation avaient augmenté de 219,9 % en 2024 et cela pourrait être de 41,3 % en 2025), l’inflation reste forte et l’économie argentine souffre aujourd’hui d’une surévaluation de la valeur du peso, provoquée par la stabilisation du change et le maintien d’une inflation plus élevée qu’ailleurs. Les exportations argentines sont pénalisées et les importations encouragées. La balance courante est de nouveau déficitaire. Ce piège rend inévitable une dépréciation du peso (et par ricochet une relance de l’inflation) : les dollars quittent l’économie argentine de ce fait, quand les entrées de la devise aux motifs d’investissement ou de rapatriement des capitaux sont insuffisantes. C’est le problème macroéconomique fondamental, indépassable.
Cette crise monétaire intervient simultanément à une crise politique. Le 26 octobre se déroulent en Argentine des élections législatives à mi-mandat de celui du président, élections qui renouvèlent pour moitié la chambre des députés. Ces élections sont décisives pour Milei. Il s’agit de savoir s’il pourra s’appuyer sur une majorité encline à valider sa politique ou non. Le contexte est éruptif et l’incertitude alimente l’instabilité sur les marchés des changes. Instabilité qui doit à tout prix, du point de vue de Milei, être contrecarrée pour que la valeur du peso ne s’effondre pas. Cela signifie très concrètement que le peso argentin ne doit pas perdre brutalement trop de valeur vis-à-vis du dollar. Pour cela, il faut que le peso soit acheté sur les marchés des changes et donc que des dollars soient vendus contre des pesos. Une banque centrale peut faire cela, à la condition expresse de disposer de suffisamment de dollars pour faire face à des mouvements qui peuvent être massifs et très rapides. Entre le 17 et le 19 septembre, la Banque centrale argentine a dépensé plus de 1100 millions de dollars de ses réserves pour contrecarrer la dépréciation du peso. En 3 jours, plus de 5 % du montant du prêt record du FMI est ainsi parti en fumée, sans calmer la conviction dorénavant bien ancrée sur les marchés concernant la future dépréciation de la monnaie argentine.
Le maintien de la politique économique de Milei nécessite donc que l’Argentine puisse disposer de dollars pour stabiliser le change. Donald Trump a annoncé le soutien des Etats-Unis à l’Argentine de Milei lors d’une rencontre à New York en marge de l’assemblée générale des Nations unies le 23 septembre dernier[2]. L’annonce a été confirmée lors d’une nouvelle rencontre, cette fois à la Maison Blanche, le 14 octobre. Le soutien s’annonce massif : 20 milliards de dollars mis à disposition de l’Argentine via le Tresor américain[3]. Depuis le 9 octobre, trois interventions directes menées sur le marché des changes par le Tresor pour défendre le peso sont mentionnées le 21 octobre par le Financial Times, et ce pour un montant total qui serait déjà supérieur à 400 millions de dollars. Et cela sans parvenir à contrecarrer les pressions à la baisse de la monnaie argentine. Enfin, si le soutien financier est confirmé, il est dorénavant conditionné à la victoire de Milei lors des élections législatives du 26 octobre. Ainsi, Trump a indiqué à la presse juste avant le dîner officiel entre les chefs d'Etat le 14 octobre qu’en cas de défaite de Milei, le soutien promis serait retiré.
Ces annonces ne lèvent aucunement les doutes concernant la continuité de la politique économique argentine, qui encore une fois, apparaît absolument insoutenable.
Les Argentins se retrouvent piégés : par une dette externe qui aura largement augmenté ces derniers mois et qu’il faudra rembourser en devises, et maintenant par le chantage de Trump qui offre une illusion de stabilité sur le (très) court terme. Illusion, car son soutien ne règle aucunement les incohérences macroéconomiques de la politique en place. Les déficits courants devront être réglés tôt ou tard, et ce n’est pas un accès privilégié des intérêts états-uniens aux ressources naturelles argentines qui pourront permettre de régler cela. Surtout, d’éventuels investissements des États-Unis en Argentine vont accroître le caractère primarisé de l’économie s’ils s’effectuent dans le secteur minier. Ainsi, sans un ajustement du change et une modification de la politique menée, le rétablissement des équilibres courants passeront par un inévitable effondrement de l’activité interne, des pertes d’emploi et de multiples disparitions d’entreprises.
Comme le remarque l’économiste Tom Palley, la dynamique actuelle soutenue par les Etats-Unis provoque une évolution de la répartition de la richesse argentine en faveur des rentiers et des plus hauts revenus.
L’histoire s’écrit, les élections internes n’ont pas encore eu lieu, et il est trop tôt pour en mesurer toutes les conséquences.
Mais cette séquence souligne bien combien la dette est un levier de pouvoir et un moyen d’imposer (ou de tenter de faire appliquer) ses options. Le piège de la dette en dollars et auprès de créanciers publics se referme sur l’Argentine : il devient progressivement de plus en plus difficile de dénoncer les conditions de mise en place de cette dette.
La dette est bien un outil de domination. Parfois directement et sous forme de chantage, comme avec Trump (« votez Milei, sinon je ne vous aide pas »). Plus souvent encore, de manière diffuse mais systématique, et généralement sous couvert de bon sens ou de « plans d’ajustements structurels » pour le FMI ; alors on rappelle aux débiteurs les exigences des créanciers. Les conditions de remboursement de la dette peuvent former des carcans limitant la capacité de mise en place de politiques alternatives. Les Grecs s’en souviennent. Les Argentins seront inévitablement, et à nouveau, confrontés à cela.
[1] Deux décisions de politique économique paraissent avoir accéléré la défiance des marchés vis-à-vis de la cohérence d’ensemble de la politique macroéconomique de Milei. D’abord, en avril, la libéralisation des changes qui facilite la fuite des capitaux en cas de stress. Ensuite, une réforme finalisée début juillet concernant la rémunération des passifs de la banque centrale, réforme qui a semble-t-il conduit les banques argentines à mobiliser une partie de leurs ressources en monnaie locale pour spéculer contre le peso plutôt que d’acquérir les actifs proposés par la banque centrale.
[2] Au-delà des affinités politiques, la décision de Trump et de Bessent (secrétaire au Trésor américain) est favorable à l’action de fonds spéculatifs états-uniens. Des investisseurs tels que Stanley Druckenmiller et Robert Citrone (qui ont travaillé avec M. Bessent dans le passé) et des fonds comme BlackRock, Fidelity et Pimco ont investi massivement en Argentine ; ils sont exposés à des pertes importantes. La stabilisation du change leur laisse le temps d'envisager un retrait plus ordonné.
[3] Les montants sont vertigineux. L’addition des 20 milliards promis par le Trésor aux 20 milliards obtenus auprès du FMI représentent plus de 6 % du PIB argentin.