La question « inégalités et insécurité économiques » était le deuxième sujet qu’Emmanuel Macron avait demandé aux économistes internationaux réunis sous la houlette d’Olivier Blanchard et de Jean Tirole de traiter. Le thème a été confié à Dani Rodrik et à Stéphanie Stantcheva[1], qui l’ont traité selon leurs penchants et compétences personnelles[2], avec donc des points forts et de grands oublis (la protection sociale, par exemple). Le texte ne s’attaque pas directement aux inégalités essentielles ; il évoque cependant quelques points importants : la réforme des droits de succession, la nécessité de la taxation du capital ; il met surtout l’accent sur le besoin d’emplois de qualité, qui, selon les auteurs, devrait être la priorité de la politique industrielle.
En introduction de leur rapport, Olivier Blanchard et Jean Tirole présentent, comme pour les deux autres), une synthèse de ce chapitre ainsi que les discussions dont il a donné lieu dans la commission (page 73 à 96). Nous verrons que plusieurs membres mettent en doute le réalisme de la politique de promotion d’emplois de qualité, l’originalité du chapitre.
Remarques d’avant lecture
Peut-on tracer une carte des inégalités en France en 2021 ? La première inégalité, l’inégalité fondamentale, est celle qui oppose la mince classe des propriétaires des moyens de production (les capitalistes) et de leurs alliés immédiats (l’oligarchie financière) au reste de la population. La classe dirigeante jouit certes d’un niveau de vie bien supérieur à celui du reste de la population, mais surtout elle a la capacité d’orienter l’évolution du système économique (ainsi, a-t-elle organisé sa financiarisation, ainsi refuse-t-elle de prendre le tournant écologique) et même de déterminer l’évolution de notre société (ainsi possède-t-elle et contrôle-t-elle une grande partie des medias et des institutions culturelles, ainsi prend-t-elle pied dans l’enseignement supérieur et la recherche). Aussi, réduire les inégalités imposerait-il d’abord de s’attaquer à son pouvoir, tant son pouvoir économique que son pouvoir politique.
La deuxième inégalité est celle qui frappe les plus pauvres, les exclus, les précaires, ceux qui n’ont pas le niveau de vie considéré comme normal dans notre société (soit les 11,7 % de ménages souffrant de privations matérielles, selon l’INSEE). La pauvreté est souvent transmise en héritage ; les enfants vivant dans la précarité perdent vite pied dans leurs études, doivent souvent les interrompre pour contribuer aux besoins de leur famille. Ils n’ont pas les codes et les réseaux. C’est particulièrement le cas pour les jeunes sortant de l’Aide sociale à l’enfance et pour les enfants d’immigrés. Les pauvres ont parfois été les victimes d’accidents dans leur vie privée (mères seules, divorce, veuvage) ou de problèmes personnels (handicaps physiques, addictions), mais souvent ils souffrent de la précarisation de l’emploi, de la disparition des emplois artisanaux et industriels, de la rigueur des sélections à l’embauche en situation de chômage de masse. Selon les cas, ils auraient besoin de soutien personnalisé les conduisant à l’emploi, d’emplois de dernier ressort, ou d’une hausse/extension du RSA (et autres minimas sociaux).
La masse des Français se repartit ensuite entre les classes populaires (ouvriers, employés), la classe moyenne et la classe supérieure. Les membres de cette dernière (cadres dirigeants des entreprises, financiers, entrepreneurs, certains artistes, sportifs, médiacrates, certains médecins, certains avocats, notaires, juristes, etc.) ont des rémunérations élevées, peu justifiées par l’utilité sociale de leurs emplois ; ils peuvent se livrer à des consommations ostentatoires. De sorte qu’ils entretiennent un sentiment de frustration dans les couches populaires et moyennes. Corriger cette troisième inégalité nécessite de réduire les revenus des classes privilégiées.
Les classes populaires et maintenant une partie des classes moyennes vivent dans l’insécurité de l’emploi, à la fois en raison de la mondialisation (et de la concurrence des pays à bas salaires), de l’informatisation et d’une politique économique qui n’a plus le plein-emploi comme objectif premier. Une partie des emplois de qualité disparaissent (ceux des ouvriers qualifiés, par exemple), mais aussi des emplois industriels et artisanaux (qui permettaient l’intégration des jeunes des classes populaires). Les emplois de production et de services (en particulier les métiers à prédominance féminine) sont mal rémunérés et pour la plupart n’offrent pas d’autonomie, ni de perspectives d’évolution. Combattre cette quatrième inégalité suppose d’offrir des emplois stables et correctement rémunérés, de revaloriser les statuts et les salaires des emplois de production et de service, de donner voix au chapitre aux salariés dans les décisions des entreprises.
L’examen des taux de pauvreté selon l’âge montre que celle-ci frappe particulièrement les familles avec enfants (en particulier les familles monoparentales et les familles nombreuses) et les jeunes de 16 à 24 ans. Réduire cette cinquième inégalité suppose une hausse des prestations familiales et des mesures spécifiques pour les jeunes (allocation d’insertion pour les jeunes chômeurs, bourses pour les étudiants)
La question des inégalités entre les femmes et les hommes est depuis longtemps sur la table en France. De nombreuses mesures ont déjà été prises pour lutter contre les discriminations dans les administrations et les entreprises. L’égalité a nettement progressé dans le monde politique (la moitié des ministres et 39,5 % des députés sont des femmes). Cependant, si, du fait de la loi de 2011, le pourcentage de femmes dans les conseils d’administration a augmenté (à 45,6 %), il n’y a qu’une femme à la direction d’une entreprise du CAC40 et peu de femmes dans les conseils exécutifs (22 %). Ce « féminisme de classe » ne doit pas masquer la situation de la masse des femmes. Le taux d’emploi des femmes fin 2019 était de 56,1% (en équivalent temps plein (ETP)) contre 66,7 % pour les hommes, soit un déficit de 15,9 % ; en ETP, le salaire moyen des femmes est inférieur de 16,8 % à celui des hommes, soit 11,5 % qui s’expliquent par des différences de secteur d’activité et de poste occupé et 5,3 % de discrimination pure. Ainsi, au total, l’écart salarial atteint 30 %. Les inégalités femmes/homme renvoient aux partages des tâches dans le couple ainsi qu’aux stéréotypes persistant sur les capacités et rôles des genres. À court-moyen terme, cette sixième inégalité devrait être réduite par la revalorisation des professions essentiellement féminines (le soin aux personnes en particulier).
Les immigrés de première génération ont accès à des travaux plus ou moins précaires, mal rémunérés, sans possibilités de promotion, qui leur sont réservés, au grand avantage de leurs employeurs, qui souvent ne respectent ni le Smic, ni le droit du travail. Ils souffrent souvent d’un fort déclassement par rapport à leur position dans le pays d’origine ou à leurs études. Une partie importante des immigrées de première génération, d’origine non européenne, ne cherchent pas un emploi, ne maîtrisant pas le français, victimes de conceptions archaïques sur le rôle des femmes. Les enfants des immigrés, souvent élevés dans la pauvreté, souffrant souvent de difficultés scolaires, puis de discriminations à l’embauche, ont du mal à s’insérer dans l’emploi, à être embauchés dans des emplois corrects correspondant à leurs compétences. Lutter contre cette septième inégalité demanderait à la fois plus de moyens pour les écoles, collèges, lycées des quartiers défavorisés ; des politiques de formation et d’insertion des immigrés et immigrées de fraîche date ; l’intensification de la lutte contre les discriminations à l’embauche, elle aussi plus facile en période de plein-emploi.
Il existe deux manières d’aborder la question des inégalités. La première met l’accent sur les inégalités primaires qui naissent au niveau des entreprises ; les inégalités seront réduites en mettant en cause l’actuel partage des revenus et des pouvoirs. La deuxième prend les inégalités primaires comme données et vise à les compenser, tant que faire se peut, par la fiscalité et la protection sociale ; elle est à la fois nécessaire et insuffisante.
La France, comme tous les pays avancés, a besoin de repenser son économie face à la contrainte écologique. Comme l’a montré le mouvement des Gilets jaunes, puis le mouvement contre le passe sanitaire, le risque est grand d’un refus social, si des larges couches de la population considèrent, avec raison, que la France est un pays foncièrement inégal, où les plus riches échappent aux sacrifices demandés à la masse de la population. Des mesures fortes contre les inégalités sont donc nécessaires et urgentes.
Le chapitre de Dani Rodrick et Stéphanie Stantcheva
Dès le début, le rapport met l’accent sur le manque d’emplois de qualité (page 231), qu’il rend responsable de la dislocation de la société. Ce déficit est attribué à une croissance déséquilibrée, avec un nombre limité d’entreprises performantes et la stagnation du reste de l’économie. Ainsi, page 232 : « L’amélioration de la qualité des emplois et de l’égalité des chances peut être un moyen de dynamiser la productivité et la croissance, tout en réduisant les inégalités. C’est la raison pour laquelle il est nécessaire de fusionner les objectifs sociaux et les objectifs de croissance ». Mais cette amélioration de la qualité de l’emploi est-elle crédible ? Comment serait-elle obtenue dans le système tel qu’il fonctionne ? N’est-ce pas un moyen d’oublier les objectifs sociaux ?
Les auteurs écrivent ensuite, page 232 : « Pour que les opportunités économiques bénéficient au plus grand nombre et soient équitablement réparties, la France se doit d’agir sur plusieurs fronts et à différentes étapes de la vie économique des individus. Il s’agit de garantir l’égalité d’accès à un enseignement de qualité et de revoir ces deux piliers essentiels de l’État-providence que sont la protection sociale et la progressivité de l’impôt pour tenir compte des mutations du marché du travail et du contexte international. Il s’agit aussi de mettre en place une offre suffisante d’emplois productifs de qualité, en mettant l’accent sur des politiques du marché du travail qui associent les entreprises et sur des politiques industrielles qui ciblent spécifiquement l’emploi ». En fait, les auteurs ne font guère de suggestions sur la protection sociale et la progressivité de l’impôt. Leur originalité est d’insérer la question de l’emploi et des emplois de qualité, au sein de la politique industrielle, elle-même insérée dans la politique sociale.
Le rapport documente que la France est l’un des pays avancés où les inégalités de revenu (avant et après redistribution) sont les plus faibles ; elles n’ont pas augmenté depuis 20 ans. Cependant, la mobilité sociale est faible. L’emploi industriel a fortement reculé. La France est au-dessus de la moyenne de la zone euro pour le pourcentage de jeunes ni en emploi, ni en formation (13% en 2019, pour les 15-29 ans contre 12,7 % pour la zone euro, 11,4 % pour le Royaume-Uni, 7,6 % pour l’Allemagne). Les emplois se polarisent avec une hausse des emplois très qualifiés, une diminution des emplois intermédiaires (en particulier des ouvriers qualifiés) et une stagnation des emplois dits non qualifiés (la baisse du nombre d’ouvriers non qualifiés et de petits paysans compensant la hausse des emplois dans les domaines des services et du soin). Mais les auteurs reconnaissent que la classification des emplois est problématique : les emplois mal rémunérés sont rapidement considérés comme non qualifiés ; les emplois bien rémunérés comme très qualifiés.
Le rapport distingue les politiques de pré-production (essentiellement l’éducation, la formation), les mesures de production (qui jouent au niveau des entreprises) et les mesures redistributives (qu’il nomme de post-production). Il distingue les politiques selon qu’elles visent les revenus les plus faibles, la classe moyenne ou les hauts revenus. Malheureusement, peu de mesures ciblent effectivement les hauts et très hauts revenus.
Par rapport aux textes habituels sur la lutte contre les inégalités, le rapport se singularise donc en fixant comme objectif principal la création d’emplois de qualité, qu’il définit page 232, comme ceux qui fournissent « un bon salaire, une sécurité relative, un certain degré de progression de carrière, l’accès à des formations ou des reconversions appropriées, des conditions de travail sûres et la possibilité d’épouser le style de vie standard de la « classe moyenne, avec une sécurité économique raisonnable et des perspectives d’épargne ».. Toutefois, il estime que « La condition sine qua non d’un emploi de qualité est un niveau suffisant de productivité du travail, qui permette de verser un salaire et des avantages adéquats », cela sans réflexion sur la notion même de productivité du travail, de sorte que le lecteur ne sait pas si les auteurs proposent d’augmenter les salaires et d’améliorer les conditions de travail par une politique salariale vigoureuse ou s’ils comptent sur une hypothétique hausse de la productivité du travail.
Le rapport explicite longuement les avantages économiques, sociaux et politiques des emplois de qualité et les problèmes que pose leur disparition (pages 261 à 265). Les auteurs déplorent que les entreprises cherchent à réduire leur masse salariale en adoptant des technologies qui économisent le facteur travail. Ils estiment que les entreprises n’investissent pas assez dans la formation et la montée en compétences de leurs salariés. Les entreprises devraient se donner l’objectif de développer des emplois de qualité, à la fois en faisant monter les travailleurs non qualifiés dans l’échelle des qualifications, et en tenant compte dans leurs choix technologiques de l’impact sur la création d’emplois de qualité[3].
Les auteurs montrent que le gain social d’un emploi de qualité est supérieur à son coût privé (celui que supporte l’entreprise), Ainsi écrivent-ils : « l’échec à créer des emplois de qualité a un coût économique, social et politique considérable, qui entraîne un écart important entre le salaire de marché et le coût social du travail. Les emplois de mauvaise qualité conduisent à une dégradation de la situation des populations sur le plan social (santé, éducation, criminalité) et à des frictions sociales et politiques (regain populiste, dysfonctionnement démocratique). Les employeurs privés ne tiennent pas compte de ce coût, sauf si l’État les y contraint. » Mais, ils ajoutent : « Pour augmenter l’offre d’emplois de qualité, il est nécessaire d’améliorer la productivité dans les entreprises à bas salaires qui sont loin d’avoir atteint la frontière des possibilités de production ». Cependant, dans de nombreux emplois à bas salaires, la question de la productivité est biaisée : comment augmenter la productivité d’une soignante dans un Ehpad, sinon en augmentant ses cadences de travail ou en dégradant ses prestations ? La question est surtout de revaloriser les salaires des métiers à bas-salaires, souvent à la fois essentiels et méprisés. D’autant que compte-tenu du calcul de la productivité du travail dans les services, la revalorisation salariale augmenterait mécaniquement la productivité calculée.
Réduire les inégalités par l’éducation
Les mesures de pré-production concernent essentiellement l’éducation. Comme le disent les auteurs, page 278 : « Les questions de politiques de l’éducation que nous abordons dans ce rapport ne sont pas nouvelles. Cela fait longtemps qu’elles ont été identifiées ». Le rapport fait des propositions dont certaines sont déjà sur la table : offrir de l’accompagnement scolaire et des activités extra-scolaires aux enfants de milieux défavorisés, augmenter les incitations des enseignants à enseigner dans les zones défavorisées, réduire la taille des classes à l’école maternelle. Certaines sont contestables : réorienter les fonds au profit des zones défavorisées et des écoles élémentaires (mais faut-il réduire les ressources des enseignements secondaires et supérieurs ?), donner plus de pouvoir et de rémunération aux directeurs d’écoles primaires (au détriment de l’autonomie des professeurs des écoles ), augmenter la formation pédagogique et numérique des enseignants (au risque de diminuer l’importance de la formation disciplinaire), développer les filières professionnelles et les formations en alternance, les adapter « aux besoins actuels du marché du travail » (avec le risque d’une orientation précoce des jeunes issus des milieux populaires, de l’oubli de la nécessité d’une formation générale, d’une soumission aux besoins de court terme des entreprises)[4]. Deux propositions, essentielles, ont été oubliées par les gouvernements Macron : revaloriser le salaire des enseignants, associer les enseignants à la conception des politiques d’éducation. Bizarrement, les auteurs estiment, page 284, que « Parcoursup va dans la bonne direction », en oubliant la détresse des étudiants qui ne peuvent s’inscrire dans la formation de leur choix. La question de manque de moyens des universités face à la hausse du nombre d’étudiants, comme celle de la déplorable dualité entre universités et grandes écoles ne sont pas abordées.
L’imposition des successions
Les auteurs proposent, avec beaucoup de prudence, de réformer l’imposition sur les successions, proposition étrangement classée dans les mesures de pré-production. Ils rejoignent les propositions déjà faites en France par Terra Nova, France Stratégie et Intérêt Général. L’imposition progressive tiendrait compte de l’ensemble des donations et héritages reçu par une personne tout au long de sa vie. Pour ne pas pénaliser les classes moyennes, l’abattement serait d’un niveau relativement élevé (mais le montant de celui-ci n’est pas précisé). Les exonérations actuelles (assurances-vie, entreprises familiales) seraient supprimées. Nous ne pouvons qu’approuver cette proposition. Remarquons toutefois que les auteurs ne proposent pas de réformer une particularité regrettable du système français : les droits sont particulièrement élevés pour les transmissions extra-familiales, alors que, dans ce cas, les bénéficiaires sont explicitement choisis par le donateur. Remarquons aussi que les droits de succession portent sur le capital, de sorte qu’ils ne doivent pas être utilisés pour financer des dépenses courantes. Ainsi, serait-il souhaitable que les droits de succession portant sur des entreprises, soient, à partir d’une certaine taille, payés en parts de capital, que l’État pourrait gérer conjointement avec les salariés de l’entreprise.
Le texte évoque rapidement la possibilité que les recettes tirées de la hausse des droits de succession soient utilisées pour investir dans la petite enfance et dans l’éducation ou pour financer une dotation en capital à chaque personne à l’âge de 18 ans. Le financement des jeunes de 18 à 23 ans est un sujet important ; la dotation en capital n’est sans doute pas la mesure de soutien la plus appropriée Blanchard et Tirole proposent, eux, de limiter cette dotation aux jeunes issus de familles modestes ou de financer des allocations aux jeunes les moins favorisés en formation Il est dommage que les auteurs n’aient pas approfondi cette question.
Les politiques de production
La section sur les politiques de production est la plus originale de cette partie du rapport. Après une présentation caricaturale de l’action actuelle de Pôle emploi, à partir d’une anecdote piochée dans un roman, les auteurs préconisent le développement de « programmes sectoriels de formation » pour les chômeurs, programmes cogérés avec les entreprises et axés sur leurs besoins. Surtout, ils proposent de donner un plus grand rôle au Service public de l’emploi (SPE), Pôle emploi en fait. Celui-ci pourrait intervenir auprès des entreprises pour les inciter à « investir dans les compétences » (ainsi, les auteurs proposent benoîtement que les allégements de cotisations sur les bas salaires soient réservés aux entreprises ayant un programme de formation). Le SPE pourrait proposer d’autres stratégies aux entreprises ayant des projets de forte diminution de leur personnel. Il interviendrait pour l’élaboration des GPEC (gestion prévisionnelle des emplois et des compétences) ; il proposerait aux entreprises des plans de formation qualifiante de leur personnel.
Ce projet repose cependant sur deux postulats : le problème essentiel de l’emploi est le manque de compétence du personnel (ce qui n’a guère de sens pour les emplois perdus en raison de la mécanisation ou de la concurrence des pays à bas salaires) ; les chefs d’entreprise sont disposées à cogérer leur personnel avec le SPE.
Les auteurs proposent une politique industrielle centrée sur la création d’emplois de qualité (page 310 à 330). Ils estiment qu’actuellement l’emploi n’est pas l’objectif principal des politiques industrielles, qui visent plutôt la compétitivité, et visent maintenant la transition écologique et numérique[5].
Ils proposent de créer des « agences régionales pour l’activité économique », ARAE, qui inciteraient les entreprises à « accroître leur productivité tout en créant des emplois de qualité », en leur fournissant un ensemble de services, par un dialogue continu. « Les ARAE seraient en mesure de contribuer au financement de toute dépense ou projet de restructuration engagés par les entreprises augmentant la productivité et l’emploi. Les entreprises soumettraient des propositions à l’ARAE concernant l’accès à un ou à plusieurs services spécifiques, par exemple un programme de formation ou l’acquisition d’un système particulier de technologie avancée. En contrepartie, elles s’engageraient à créer un nombre déterminé d’emplois correspondant à des profils de qualification différents (c’est-à-dire des salariés à faible salaire, salariés avec un niveau de salaire moyen, etc.) …. Les ARAE pourraient être habilitées à accorder aux jeunes entreprises des dérogations temporaires aux réglementations ou aux accords sectoriels afin de faciliter la création d’entreprises. Cette démarche devrait bien sûr être assortie de conditions relatives à la création d’emplois de qualité et être adoptée en accord avec les partenaires sociaux… L’ARAE pourrait négocier des conditions supplémentaires avec l’entreprise. Par exemple, l’entreprise pourrait être invitée à travailler avec ses fournisseurs locaux dans le but d’améliorer leurs capacités de gestion ou leurs capacités technologiques. L’entreprise pourrait être tenue d’organiser des formations supplémentaires pour certains de ses salariés… Les entreprises seraient tenues d’élaborer des projets pour atteindre des objectifs en matière d’emplois de qualité et de rendre compte régulièrement des résultats obtenus. » Ainsi, les entreprises aidées seraient en quelque sorte cogérées par l’ARAE avec un objectif, la création d’emplois de qualité, contradictoire avec l’objectif normal des entreprises, le profit, ceci avec des mesures d’incitation, les « dérogations temporaires aux réglementations ou accords sectoriels » qui pourraient se retourner contre la qualité de l’emploi.
Les auteurs critiquent la tendance des chefs d’entreprises à automatiser au détriment de l’emploi (page 317) : « les techniques de production qui reposent sur la main-d’œuvre humaine peuvent encore se révéler supérieures à l’automatisation lorsqu’il est impossible de tenir totalement compte de l’incertitude et d’uniformiser toutes les tâches. Bien souvent, les chefs d’entreprise vouent une confiance excessive aux nouvelles technologies. L’adoption d’une technologie est un choix : les entreprises ont à leur disposition toute une gamme d’innovations à utiliser et déployer, et leur décision a des conséquences importantes sur la main-d’œuvre, qui ne sont généralement pas intégrées dans le processus décisionnel ».
Les auteurs critiquent le déterminisme technologique, qui estime inéluctable que le progrès technique se traduise par la disparition des emplois, et en particulier des emplois qualifiés. Les pouvoirs publics fixent des objectifs comme la transition écologique ; ils devraient y ajouter l’emploi de qualité. L’investissement est subventionné tandis que la fiscalité pèse sur le travail. Le capital-risque finance les innovations à haut contenu technologique au détriment de l’emploi. Les chefs d’entreprises préfèrent les technologies qui réduisent l’emploi ou condamnent les salariés à des tâches routinières plutôt que celles qui leur donnent plus d’autonomie. Les auteurs font l’éloge des « organisations apprenantes où les travailleurs participent à la prise de décisions, jouissent d’une autonomie considérable et pratiquent la résolution des problèmes et l’apprentissage continu ». Il serait « possible d’aller à l’encontre de l’évolution actuelle de la technologie et de pousser l’innovation dans une direction créatrice de nouvelles tâches qui absorbent beaucoup de main-d’œuvre », cela grâce à l’intelligence artificielle (IA) et à la personnalisation des services et des produits.
Les auteurs proposent donc d’augmenter la taxation du capital (en particulier des robots) et de réduire celle du travail (page 327), de concentrer les subventions à la R&D, aux innovations, aux investissements verts sur ceux qui sont favorables à l’emploi de qualité, d’inverser le discours « les travailleurs doivent s’adapter aux changements technologiques » en « les changements technologiques doivent générer des emplois de qualité »[6]. Par contre, ils ne proposent pas de mesures pour augmenter le poids des salariés et de leurs syndicats dans les décisions des entreprises.
Ainsi, les auteurs préconisent donc une rupture complète avec la politique industrielle actuelle où la quantité et la qualité de l’emploi ne sont pas prises en compte.
Sur le commerce international
Compte tenu des travaux de Rodrik sur le sujet, la partie consacrée à l’impact du commerce international sur les inégalités, et surtout aux moyens de le réduire, est décevante. Pourtant les auteurs reconnaissant que l’ouverture au commerce international « perturbe le marché du travail » et crée des gagnants et des perdants, mais ils estiment que c’est le cas aussi pour de nombreux chocs (innovation technologique par exemple), de sorte que les perdants ne devraient recevoir de compensations que dans le cadre général des politiques sociales. Ils n’acceptent de mesures protectionnistes que dans des situations de « dumping social », qu’ils définissent, de manière contradictoire, soit comme le non-respect des droits des travailleurs dans le pays exportateur (travail forcé, absence de libertés syndicales, ..), soit comme un risque de « mise en cause d’une norme sociale » dans le pays importateur (page 336). La mise en place de cette « soupape de sécurité » vise à « juguler la tentation protectionniste ». Elle devrait être validée par l’OMC. Les auteurs proposent que ces mesures protectionnistes fassent l’objet d’un débat public transparent de sorte que les perdants à ces mesures puissent s’exprimer. Ils ne précisent pas si le débat devrait avoir lieu à l’échelle de la France ou de l’Union Européenne. L’interdiction du commerce international des marchandises produites dans des conditions indignes figure déjà dans la législation française, dans les règles de l’OMC et de l’OIT ; on voit mal quel débat public pourrait avoir lieu à ce sujet. Le commerce avec les pays émergents à bas salaires a détruit une grande partie du tissu industriel français, au détriment d’emplois productifs, relativement satisfaisant. Les auteurs ne semblent pas considérer qu’il s’agit d’une « mise en cause d’une norme sociale » ; d’ailleurs, ils n’en donnent aucun exemple précis.
Des mesures fiscales
En ce qui concerne les politiques de post-production (c’est-à-dire de redistribution), les auteurs n’ont pas jugé utile de traiter de la protection sociale.
Ils préconisent le transfert de la charge fiscale des revenus du travail vers ceux du capital, s’inquiètent de la création du prélèvement forfaitaire unique (PFU), de la suppression de l’Impôt de Solidarité sur la Fortune (ISF) et de la baisse programmée des taux de l’impôt sur les sociétés. Ils évoquent sans vraiment conclure la nécessité d’imposer les plus-values non réalisées. Ils espèrent que le développement des échanges automatiques d’information permettra d’augmenter la taxation des revenus du capital, sans craindre la fuite des capitaux, ce qui est un vœu pieu, sans une volonté politique de l’ensemble des grands pays.
Les auteurs proposent de réduire certaines niches fiscales injustifiées : l’exonération des plus-values sur la vente de la résidence principale, les avantages fiscaux des PEA et des logements « loi Pinel », les régimes fiscaux préférentiels des impatriés. Ils proposent d’augmenter les moyens des administrations fiscales et d’utiliser les mégadonnées et l’IA pour lutter contre la fraude fiscale. Ils approuvent les orientations du projet BEPS de l’OCDE pour la taxation des entreprises multinationales ; par contre, ils refusent un traitement spécifique des entreprises numériques (alors que celles-ci ont des facilités particulières pour choisir leur lieu de taxation, de sorte qu’elles ont un avantage injustifié sur les entreprises nationales).
Malheureusement, les auteurs reprennent sans esprit critique, des rapports de Mc Kinsey sur la productivité du secteur public (page 357). Après avoir proclamé : « Les États n’ont pas et ne doivent en aucun cas avoir les mêmes objectifs que les entreprises privées », ils écrivent : « Toutefois, les citoyens gagneraient (et même peut-être beaucoup) à ce que les États adoptent des procédures plus efficientes et notamment, en la matière, certaines des meilleures pratiques des entreprises privées. Cela implique des examens de productivité du secteur public, des stratégies de gestion du personnel et des talents, de meilleures procédures d’achat public, une réduction de la fraude et des décisions bien pensées en matière de finances publiques ». Les auteurs ne discutent pas du bilan du « new public management » pour le secteur public français, bilan que l’on peut juger désastreux en termes de démobilisation des fonctionnaires comme de services aux usagers.
Pour conclure
Le chapitre sur « Inégalités et insécurité économiques » laisse deux impressions contradictoires. D’une part, il ne traite pas des grandes inégalités sociales, que ce soit le pouvoir des propriétaires des moyens de production, les inégalités de salaire au détriment des emplois productifs les inégalités femmes/hommes. La protection sociale, les minimas sociaux[7], l’ISF ne sont pas évoqués. De l’autre, il prend le contre-pied du discours dominant en proposant d’augmenter la taxation du capital au niveau des ménages comme des entreprises. Il écrit clairement que c’est le manque d’emplois de qualité qui explique les difficultés économiques et sociales des pays avancés. Il rappelle que c’est au niveau des entreprises que tout se joue. Il propose un tournant des pratiques des entreprises et des politiques industrielles pour que la création d’emplois de qualité devienne un des objectifs premiers des entreprises. Le chapitre n’est pas Medef ou Macron compatible[8]. Par contre, il refuse de donner aux salariés et à leurs syndicats un rôle important dans ce tournant. Celui-ci est-il compatible avec le capitalisme financier où l’objectif premier des entreprises est le profit ? Est-il compatible avec le libre-échange qui condamne les entreprises et les États au combat pour la compétitivité ?
Henri Sterdyniak
[1] Les auteurs ont bénéficié de l’aide de France Stratégie, qui a introduit parfois des passages convenus d’approbation de la politique gouvernementale.
[2] Ainsi, le chapitre contient de longs développements, peu convaincants selon moi, faisant l’éloge des enquêtes d’opinion sur les questions de politiques économiques, auprès des personnes ou des entreprises, l’instrument que promeut Stéphanie Stantcheva pour préparer l’action du gouvernement. Ces enquêtes permettraient de rétablir une meilleure communication entre le gouvernement d’une part, les citoyens et les entreprises d’autre part.
[3] Blanchard et Tirole expriment, page 80, les réticences des autres membres de la commission à ces propositions.
[4] Blanchard et Tirole proposent eux de distribuer des chèques éducation (page 79), de sortir les enseignants du statut de fonctionnaires, de mieux payer les enseignants des matières scientifiques que des matières littéraires (page 80), bref de disloquer l’Éducation nationale.
[5] Blanchard et Tirole estiment, page 88, que ce sont les taux marginaux élevés de prélèvements nets qui pèsent sur les travailleurs du Smic à 1,6 Smic en raison des exonérations de cotisations sociales, de la prime d’activité, des allocations logement, des prestations familiales sous conditions de ressources, puis de l’impôt sur le revenu, qui expliquent la réticence des employeurs à former les travailleurs à bas salaires et à les augmenter, comme la réticence de ces travailleurs eux-mêmes à faire des efforts pour gagner plus. Certains économistes vivent dans un monde imaginaire.
[6] Au contraire, Blanchard et Tirole font confiance au bonus-malus sur les cotisations chômage des entreprises (page 89) pour inciter celles-ci à mieux gérer leur personnel.
[7] Toutefois, Blanchard et Tirole expriment, page 97, leur opposition au revenu universel. Selon eux, le plein-emploi pourrait être assuré en diminuant le salaire minimum, tout en compensant cette baisse par une hausse de la prime d’activité. Ils ne vont pas jusqu’au bout de leur logique qui devrait être de préconiser la suppression du RSA (qui équivaut au revenu universel pour les personnes sans ressources).
[8] D’ailleurs, Blanchard et Tirole expriment, dans leur synthèse, leurs réticences comme celles d’autres membres de la commission : « ces idées ne sont pas prêtes à l’usage », page 98.