Mais pour qui travaille la SDAT ?
Ce mardi 2 juillet, les 4 personnes mises en examen dans l’affaire dite « Lafarge », accusées d’avoir participé au désarmement de l’usine de Bouc-Bel-Air en décembre 2022, sont convoquées devant les juges d’instruction. Elles devront répondre de faits de dégradation et d’association de malfaiteurs, prétendument aggravés par le caractère de « bande organisée ». Peine encourue : 20 ans de prison. Les victimes de cette affaire – sacs de ciment, armoires électriques et autres véhicules de chantier – n’étant pas douées de parole, le parquet n’a pas osé qualifier ces faits de « terroristes ». Pourtant, c’est la Sous-Direction-Anti-Terroriste (SDAT), en collaboration avec la section de recherche de Marseille, qui est chargée de l’enquête, toujours en cours à ce jour.
C’est encore la SDAT qui a été saisie de l’enquête pour d’autres dégradations : peinture et mousse expansive sur le site Lafarge de Val-de-Reuil en décembre 2023. Parmi les 17 personnes initialement interpellées, 9 devront comparaître au tribunal d’Évreux à l’hiver prochain. À chaque fois, la SDAT a coordonné des opérations d’interpellations spectaculaires où l’on a pu voir des commandos cagoulés et armés défoncer les portes de dizaines de militant·es – quand ce ne sont pas celles de leurs voisins – pour les emmener dans les sous-sols de leurs locaux à Levallois-Perret.
L’enquête sur l’affaire Lafarge a permis et permet sans doute encore de traquer les déplacements, les relations et les conversations de centaines de personnes, et d’éplucher les comptes de nombreuses associations. Particulièrement alarmant, le dossier montre l’usage d’un mystérieux logiciel espion qui, à l’instar de Pegasus, est employé pour aspirer le contenu des téléphones et notamment celui des messageries cryptées, ou encore le fichier des titres d'identité (TES) détourné de manière abusive pour récolter les empreintes digitales (1). Plus largement, cette enquête fait planer la menace d’une perquisition sur la tête de quiconque aurait les mauvais ami·es, se serait rendu sur les lieux d’une manifestation, ou aurait le malheur d’être géolocalisé au mauvais endroit et au mauvais moment, comme de nombreux témoignages l’ont montré.

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Pourquoi une telle opération ? La SDAT travaillerait-elle pour une des entreprises les plus toxiques de la planète, actuellement mise en examen par le Parquet National Anti-Terroriste pour complicité de crime contre l’humanité et financement du terrorisme ? La défense de Lafarge par les services français, déjà largement documentée dans le cadre du financement de Daesh, se reconduit-elle en France ?
La SDAT, service de police spécialisé, étroitement lié à la direction du renseignement intérieur, a régulièrement mis ses capacités d’exception au service d’intérêts politiques variés de l’État français. Les arrestations récentes de militants indépendantistes du CCAT en Kanaky par la même SDAT, et leur transfert à 17 000 km de chez eux, montre encore une fois le rôle de la police antiterroriste dans la répression des mouvements sociaux.
Dans l’affaire Lafarge, elle est saisie pour des enquêtes de simples dégradations sans mobile terroriste, quinze ans après la tentative infructueuse de faire tomber le fantasmatique groupe anarcho-autonome de Tarnac et quelques années après l'effarante affaire du 8 décembre qui avait provoqué l'incarcération de plusieurs personnes pendant des mois. De son propre aveu, il lui faut bien trouver des figures de l’ennemi intérieur pour justifier de son budget face à la baisse de la « menace djihadiste » et « chercher de nouveaux débouchés du côté de l’écologie ». Qu’importe si les enquêteurs de la SDAT reconnaissent que ceux qu’ils catégorisent comme appartenant à l’« ultra gauche » ne s’en prennent pas aux personnes mais aux biens.
Brandir la criminalité organisée pour des faits de dégradations a le mérite de créer de toute pièce une nouvelle menace repoussoir : celle de l’écoterroriste. Dans la lecture policière, une manifestation devient un commando, telle personne connue des services de renseignement pour son activité dans les mouvements sociaux devient cadre, ou encore coordinateur, ou logisticienne. On catégorise les membres présumés de cette bande en les faisant appartenir à un cercle dirigeant et stratégique ou à un cercle opérationnel. L'enquête, menée à charge contre les Soulèvements de la Terre a notamment permis, via la traque des supposés « cadres », de justifier une surveillance accrue à la veille de la manifestation de Sainte Soline en mars 2023. On est bien loin des événements de Bouc Bel Air. La SDAT assure bien sûr n'enquêter que sur des « faits », se défendant « d'enquêter sur un mouvement dans le but de le faire tomber » (10). L’affirmation prêterait presque à rire si les conséquences n’étaient pas aussi lourdes. Il suffit de rappeler que les arrestations dans l'affaire Lafarge ont eu lieu la veille de la dissolution des Soulèvements de la terre en Conseil des ministres, empêchant ainsi plusieurs de ses porte-parole de s’exprimer à un moment crucial.
La construction policière révélée par des rapports de synthèse fantasmagoriques est dangereuse parce qu'elle fabrique des figures qui ont pour fonction première d'orienter les décisions des magistrats instructeurs. Elle altère profondément le principe de présomption d’innocence et la garantie des droits pour les personnes poursuivies. Sur le fond, la saisie des services de la SDAT, dont « l'excellence » se mesure à sa capacité à s’exonérer du régime de droit commun de l’enquête(2) et aux moyens démesurés mis à sa disposition, pour des faits qui sont strictement en dehors de sa vocation, relève avant tout de la répression politique. François Molins lui-même, visage de la lutte anti-terroriste et procureur au tribunal de Paris de 2011 à 2018, s’inquiète du détournement par les préfets des dispositifs mis en place pour combattre les menaces d’attentats à des fins de maintien de l’ordre. À la veille des Jeux Olympique de Paris les « MICAS » Mesures Individuelles de Contrôle Administratif et de Sécurité commencent à tomber, elles constituent des équivalents des assignations à résidence en l’absence de l’état d’urgence qui les conditionnent normalement. Relevant de la lutte anti-terroriste, elles constituent une procédure amplement détournée pour priver des libertés de manifester et de se déplacer des militants qui pourraient déranger.
Si les gouvernements précédents ont donné toujours plus de latitude aux services anti-terroristes, les prochains ne se gêneront pas pour en profiter pleinement, tant l’outil à leur disposition est commode pour traquer les opposants et paralyser les mouvements sociaux. Dans cette période agitée où le RN est aux portes du pouvoir, les conséquences politiques de l’augmentation des moyens et du champ d’action de la police antiterroriste sont profondément dangereuses. Elles s’inscrivent dans une période d’extension de la surveillance de masse, d’aggravation des violences policières et de la répression judiciaire des mouvements de contestation. Puisque les intérêts économiques et idéologiques des puissances industrielles qui ravagent le monde convergent fortement avec ceux du RN, ce parti ouvertement climato-sceptique, on peut légitimement se demander : à quoi servira un outil tel que la SDAT s’il tombait aux mains de l’extrême droite ?
Pour toutes ces raisons, nous, participant·es ou soutiens des luttes écologiques, sociales et décoloniales, dénonçons le rôle croissant de la SDAT dans la répression des mouvements sociaux et écologistes. Nous, magistrat·es ou avocat·es, demandons qu’elle soit dessaisie des enquêtes sur des faits qui ne relèvent pas de ses compétences, à commencer par l’affaire Lafarge de Bouc Bel Air.
Notes :
(1) Le fichier des titres électroniques sécurisés est une base de données gérée par le ministère de l'Intérieur qui rassemble les données personnelles et biométriques des Français pour la gestion des cartes nationales d'identité et des passeports français.
(2) Hors contexte de terrorisme, les agents de police ont la possibilité d’anonymiser leur signature dans les actes de procédure si et seulement si une autorisation individuelle est délivrée par un magistrat dans une décision motivée. La SDAT ne s’encombre pas de cet encadrement et anonymise systématiquement ses actes.
Signataires :
Syndicat des Avocats de France
Eric Alliez, professeur des universités, Département de philosophie, Paris 8
Bernard Aspe, philosophe
Marco Assennato, maître de conférences en philosophie, ENSAPM
Geneviève Azam, économiste
Marie-Hélène Bacqué, professeure des universités, Université Paris Nanterre
Jean-Christophe Bailly, écrivain
Etienne Balibar, professeur des universités honoraire
Jeanne Balibar, comédienne
Ludivine Bantigny, historienne
Sébastien Barles, avocat / adjoint au Maire de Marseille
Jérôme Baschet, historien
Patrick Baudouin, avocat au Barrau de Paris
Alice Becker, avocate au Barrau de Paris
Bruce Bégout, philosophe, université Bordeaux Montaigne
Jérôme Bel, chorégraphe
Mathieu Bellahsen, psychiatre et lanceur d'alerte
Esther Benbassa, ancienne sénatrice et directrice d'études émérite à l'École pratique des hautes études, Université PSL
Pierre Bergounioux, écrivain
Olivier Besancenot, NPA-l’Anticapitaliste
Jacques Bidet, philosophe
Marianne Blidon, universitaire
Bertrand Bonello, cinéaste
Livio Boni, directeur de programme au Collège International de Philosophie
Christophe Bonneuil, historien
Nicolas Bouchaud, comédien
Samir Boumediene, historien
Henri Braun, avocat au Barreau de Paris
Érik Bullot, cinéaste
Judith Butler, philosophe
Robin Campillo, cinéaste
Jean-Michel Carré, cinéaste
Barbara Cassin, philosophe et académicienne
Sorj Chalandon, écrivain
Grégoire Chamayou, chercheur en philosophie
Nicolas Chambardon, avocat au barreau de Marseille
Antoine Chao, journaliste
Christophe Charle, historien
Monique Chemillier-Gendreau, juriste, professeur émérite à l'Université Paris Cité
Yves Citton, enseignant-chercheur, Université Paris 8
Christine Coulon, inculpée dans l'affaire Lafarge Val-de-Reuil
Xavier Courteille, avocat au Barreau de Paris
Thomas Coutrot, économiste
Sylvain Creuzevault, metteur en scène
Alexis Cukier, philosophe
Céline Curt, avocate au Barreau de la Seine-Saint-Denis
Camille Dagen, comédienne et metteuse en scène
Pierre Dardot, philosophe
Marie Darrieussecq, écrivaine
Lucie Davy, avocate au Barrau de Lyon
Émilie Deleuze, cinéaste
Georges Didi-Huberman, philosophe et historien de l'art
Philippe Descola, anthropologue, professeur émérite au Collège de France
Vinciane Despret, philosophe, professeure associée
Cyril Dion, auteur, réalisateur
Keith Dixon, professeur honoraire, Université de Lyon 2
Suzanne Doppelt, écrivaine
Elsa Dorlin, philosophe
Stéphane Douailler, professeur émérite de philosophie de l'Université Paris 8
Thomas Dossus, sénateur écologiste du Rhône
Véronique Dudouet, experte en résolution de conflit, directrice de recherche sur la transformation des conflits, Fondation Berghof
Claire Dujardin, avocate aux Barreaux de Toulouse, membre du bureau du Syndicat des Avocats de France
Vincent Durif, inculpé dans l'affaire Lafarge - Val-de-Reuil
Annie Ernaux, écrivaine, prix Nobel de littérature
Camille Étienne, activiste pour le climat
Christian Eyschen, secrétaire général de la Libre Pensée
Mireille Fanon, Fondation Frantz Fanon, ex experte de l'ONU
Didier Fassin, anthropologue et médecin
Éric Fassin, sociologue, Université Paris 8
Philippe Faucon, réalisateur et producteur
Pascale Ferran, cinéaste
Mickael Forrest, secrétaire permanent pour les relations extérieures du FLNKS
Geneviève Fraisse, philosophe, CNRS
Bastien François, professeur de science politique à l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Camille François, enseignant-chercheur en sociologie
Bernard Friot, économiste et sociologue
Jean-Michel Frodon, critique et enseignant
Nicolas Frize, compositeur
Florian Gaité, professeur de philosophie et syndicaliste
Jean-Jacques Gandini, avocat au Barreau de Montpellier, ancien président du Syndicat des Avocats de France
Patrick Gherdoussi, photographe de presse
Pascale Gillot, MCF en philosophie, Université de Tours
Mathilde Girard, psychanalyste
Jérôme Gleizes, universitaire, UPSN
Sophie Gosselin, philosophe
Sarah Gould, maîtresse de conférences Paris 1-Panthéon Sorbonne
Ninon Grangé, professeure des universités
Christophe Le Grontec, avocat au Barreau de Paris
Robert Guédiguian, cinéaste
Anis Harabi, avocat au Barreau de Paris
Arthur Harari, réalisateur
Jean-Marie Harribey, économiste, Université de Bordeaux
Laure Heinich, avocate au Barrau de Paris
Patrick Henriot, magistrat honoraire
Celia Izoard, autrice
Chantal Jacquet, philosophe
François Jarrige, historien
Laurent Jeanpierre, politiste, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Éva Joly, avocate, magistrate honoraire, ancienne députée européenne
Pierre Khalfa, économiste, Fondation Copernic
Amid Khallouf, avocat au Barrau de Lyon
Mathilde Kiening, universitaire
Thomas Lacoste, réalisateur, La Bande Passante
Annie Lacroix-Riz, chercheuse et professeure émérite d'histoire contemporaine, Paris 7
Bernard Lahire, sociologue
Bernard Lamizet, ancien professeur à l'Institut d'Études Politiques de Lyon
Baptiste Lanaspeze, auteur, éditeur
Teresa Larruzea, maître de langue, Université Sorbonne Nouvelle
Guy Latry, professeur honoraire de l'Université Bordeaux-Montaigne
Christian Laval, sociologue
Lena Lavinas, professeure d'économie, Université de Rio de Janeiro et de Londres
Ariane Lavrilleux, journaliste
Frédéric Lebaron, sociologue
Olivier Le Cour Grandmaison, universitaire
Cy Lecerf Maulpoix, auteur et chercheur
Guillaume Lemartinet, inculpé dans l'affaire Lafarge Val-de-Reuil
Frédéric Lordon, philosophe
Michael Lowy, sociologue
Nelo Magalhães, chercheur
Arnaud Maïsetti, maître de conférences, auteur
Catherine Malabou, philosophe, professeure à l'Université de Californie à Irvine
Marie-José Malis, metteur en scène
Anne de Malleray, éditrice
Noël Mamère, député honoraire
Gilles Manceron, historien
Philippe Mangeot, enseignant
Patrice Maniglier, philosophe, Université Paris Ouest-Nanterre
Dominique Manotti, romancière
Maguy Marin, chorégraphe
Patricia Mazuy, cinéaste
Achille Mbembe, historien
Caroline Mecary, avocate du Barreau de Paris, membre de l'American Bar Association, ancien membre du Conseil National des barreaux et du Conseil de l'Ordre
Sandro Mezzadra, philosophe, Université de Bologne
Christophe Mileschi, professeur, Université Paris-Nanterre
Marie-José Mondzain, philosophe
Frédéric Monferrand, maître de conférences en Philosophie (Université Paris 1 -Panthéon Sorbonne)
Gérard Mordillat, écrivain et cinéaste
Frédéric Neyrat, philosophe
Paolo Napoli, directeur d'études
Stanislas Nordey, metteur en scène
Bertrand Ogilvie, psychanalyste et professeur émérite de philosophie à l'Université de Paris 8 - Vincennes - Saint-Denis
Sophie Pallier, avocate au Barreau de Bordeaux
Véréna Paravel, cinéaste, artiste, professeure en Art, Film and Visual Studies, université de Harvard
Laurent Pasquet-Marinacce, avocat au Barrau de Paris
Willy Pelletier, sociologue Université de Picardie
Christian Petitjean, sociologue
Michel Pigenet, historien
Alessandro Pignocchi, auteur de BD
Pablo Pillaud-Vivien, journaliste
Louis Pinto, sociologue
Joël Pommerat, metteur en scène
Christine Poupin, porte parole du NPA-l'Anticapitaliste
Christian Prigent, écrivain
Geneviève Pruvost, sociologue
Nathalie Quintane, écrivaine
Raquel Radaut, membre de La Quadrature du Net
Josep Rafanell i Orra, psychologue et écrivain
Jacques Rancière, philosophe
Gianfranco Rebucini, anthropologue
Matthieu Renault, enseignant-chercheur
Mathieu Rigouste, chercheur en sciences sociales
Joël Rivière, inculpé, affaire Lafarge Val Reuil
Alex Robin, membre du comité régional ligue des droits de l'homme PACA
Benjamin Rosoux, inculpé dans l'affaire Tarnac
Simon Roth, metteur en scène
Lorraine de Sagazan, metteur en scène
Louis Sala-Molins, professeur honoraire de philosophie politique
Malik Salemkour, président d'honneur de la Ligue des droits de l'Homme
Luca Salza, maître de conférences, Université de Lille
Catherine Samary, chercheuse en économie politique
Xavier Sauvignet, avocat au Barreau de Paris
Chloé Saynac, avocate au Barreau de Paris
Claire Scodellaro, maîtresse de conférences en démographie
Guillaume Sibertin-Blanc, professeur des universités
Yves Sintomer, professeur de science politique, Université de paris 8
Grégoire Sourice, auteur
Alexis Spire, chercheur, CNRS
Michel Surya, écrivain
Pierre Tartakowsky, président d'honneur de la Ligue des droits de l'Homme
Christiane Taubira, ancienne ministre de la Justice et Garde des sceaux, membre honoraire du Parlement
Philippe Texier, magistrat, président du Tribunal permanent des peuples
Enzo Traverso, historien
Félix Tréguer, chercheur associé au Centre Internet et Société
Dominique Tricaud, avocat à la Cour
Julien Vella, dramaturge
Françoise Vergès, autrice et militante
Marie-Christine Vergiat, militante de l'égalité et des droits, députée européenne honoraire
Patrice Vermeren, professeur de philosophie émérite, Université Paris 8
Sophie Wahnich, historienne, CNRS
Pierre Zaoui, philosophe, Université Paris-Cité
Jean Ziegler, sociologue, rapporteur spécial honoraire des Nations Unies pour le droit à l'alimentation