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Tribune 6 mai 2016

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Exploitation cinématographique : pas de diversité sans pluralité

Quelques exploitants Art et Essai posent les deux véritables questions que personne - à commencer par le CNC et le ministère de la Culture- ne veut, ou n’ose aborder frontalement. «La première est celle de la concentration et des positions dominantes de 3 premiers circuits nationaux sur le pays : Gaumont-Pathé, UGC et CGR et la seconde est celle de l’avenir du cinéma en salle et des salles de cinéma en général avec l’arrivée des géants d’Internet, symbolisée très clairement par l’ouverture du festival de Cannes avec un film produit par Amazon».

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Le Festival de Cannes 2016 s’ouvre avec la projection d’un film produit par l’un des géants d’Internet, Amazon. Ne nous y trompons pas, au delà des raisons artistiques de ce choix, Thierry Frémaux semble faire passer un message fort. Comme il l'avait fait l'année précédente avec la projection de Welcome to New York, le film d'Abel Ferrara destiné directement au web.

Nous sommes bel et bien passés dans une autre ère. Sept ans après la révolution numérique amorcée par la sortie d’Avatar, le Café Society de Woody Allen, par son mode de production, préfigure l’achèvement d'un passage, celle du cinéma d'une économie telle que nous la connaissions à celle du numérique. Les nouveaux ogres de l'image, Netflix, Amazon, Google sont là. De la production à sa diffusion.

Alors que Canal+ cherche un nouveau souffle, que la télévision telle que nous l'avons connue depuis les années 50 paraît devenir obsolète et, avec elle, le modèle économique de préfinancement du cinéma qui l'accompagnait, l'arrivée de nouveaux financiers pourrait nous réjouir. Mais, n'oublions pas qu'ils sont aussi des diffuseurs et que, contrairement à la télévision qui avait besoin de la « sortie salle » pour faire la promotion de la future diffusion télévisuelle d'un film, eux n'en ont peut-être pas autant besoin.

Au contraire, dans leur esprit, c'est peut-être la salle qui a besoin d'eux pour faire la promotion des films. De nouveau, nous sommes dans la configuration des meilleurs ennemis ou des pires amis. Reste que l'écran de cinéma est encore le meilleur écrin pour la découverte du cinéma, mot valise qui regroupe, la salle, l'oeuvre qu'elle projette, la profession qui la produit et la distribue, et l'industrie qui la fabrique. Dans un contexte aussi violent à son échelle que l'a été la révolution industrielle il y a plus d'un siècle, cette révolution technologique n'a pas fini de nous dévoiler ses mauvaises surprises. La mutation est loin d’être achevée, contrairement à ce que d’aucun pourraient (ou voudraient) croire. Cette mue, à laquelle l’ensemble de la filière a participé grâce à un système solidaire qui a fait contribuer les auteurs, les producteurs et les distributeurs au financement de l’équipement numérique des salles permettant la diffusion de leurs films, a eu plusieurs effets.

Le plus visible est la multiplication des sorties de films. Trop ? Il est trop tôt pour le dire, mais il est certain que la profession et son organisme de tutelle, le CNC, n'ont pas encore trouvé, ni mis en place, les outils de régulation qui permettraient une meilleure exposition des oeuvres qui ne bénéficient pas de moyens financiers de promotion que d'autres ont. En revanche, ni les bouleversements sociaux et la refonte des métiers qui les ont suivis, ni les économies d’échelle réalisées par les salles ne sont visibles pour le public. Ils ont cependant contraint beaucoup de salles à se réinventer. Ils ont fait faire d'énormes économies de fonctionnement à d'autres et ont permis à certaines salles de survivre alors qu'elles n’auraient pu continuer à fonctionner dans l’ancienne économie. En effet, pour beaucoup, il aurait été impossible en 35 mm de montrer la diversité qui existe désormais dans les salles et donc, de mutualiser le risque sur plusieurs films. De tout cela, nous ne pouvons que nous réjouir. Tant que la profusion ne se transforme par en confusion. Notamment confusion du spectateur qui ne sait plus quoi voir ou choisir parmi les nombreux films à l'affiche. La tendance tend à démontrer que le spectateur finit par se diriger vers celui qui brille le plus, c’est à dire celui qui bénéficie du plus gros budget publicitaire.

Dans ce contexte, il y a les salles qui éditorialisent leur programmation. C’est traditionnellement l’apanage des salles Art et Essai. Et les salles qui, de par leur nombre d’écrans, pourraient « tout » prendre mais optimisent leur programmation par une association judicieuse de blockbusters, de films d’auteurs devenus incontournables, mais aussi de découvertes d’auteurs pour lesquelles des salles munies de moins d’écrans ont plus de mal à trouver de la place. En effet, faute du bénéfice de la mutualisation du risque sur de multiples écrans, les salles à moins de cinq écrans sont contraintes de se recentrer sur un « juste milieu » éditorial. Dans certains cas, maintenant devenus exceptionnels, la notion de partage permet la diversité sur une zone de chalandise donnée, une salle prend un film « porteur », sa « concurrente » ne le prend pas et porte son choix sur un film plus risqué sachant qu'elle aura seule le prochain film « porteur », la diversité s'en trouve préservée. Mais, dans la majorité des cas, nous ne sommes plus dans ce temps, nous sommes au temps de « l’égalité » mot fourre-tout qui ne veut plus rien dire, seulement qu’on place le film partout où on peut le faire. Et, au bout du compte, il n’est pas sûr que les multiplexes puissent vraiment ce choix que d’aucun reprochent aux salles Art et Essai de faire, ou ne pas faire !

Au milieu de cela, se greffe le constat terrifiant de spectateurs qui pensent qu'il y a des « vraies salles de cinéma », les multiplexes et les autres, les indépendants, salles Art et Essai, salles de continuation (peut-être devrions-nous dire de « rattrapage », comme pour la télévision?). Ce défaut de perception vient en partie de la position dominante des salles des grandes enseignes. Position dominante consolidée par des plans de sortie qui pourraient faire croire que certains distributeurs pensent la même chose que les spectateurs mentionnés plus haut. Les acteurs les plus puissants de l’exploitation en France, Gaumont-Pathé, UGC et CGR l’ont bien compris qui multiplient les multiplexes à travers le pays depuis une dizaine d’années. Avec 47,9% de part de marché en 2014 pour 8,5% des établissements mais 30,5% des écrans, les chiffres semblent leur donner raison ; sans que l'on sache qui, de la poule ou de l'oeuf, a commencé l'histoire : ont-ils une position dominante parce qu'ils sont mieux « servis » sur certains films, ou sont-ils mieux servis parce qu'ils font plus d'entrées (mais font-ils plus d'entrées parce qu'ils ont plus de copies ?). Question qui se pose aussi à l'échelle de Paris dont les trois opérateurs principaux, UGC, Pathé et MK2 détiennent 85% des écrans et autant de part de marché sur la capitale où ils ont parfois accès à 99,9% des copies du film d'un grand auteur de cinéma, dont les films ont l'heur de plaire au grand public. Ces opérateurs représentent une part si importante du marché que les distributeurs leurs donnent la priorité et calquent leur modèle de sortie et d'exposition sur le leur. Qu'ils le veuillent ou non, et bien qu'ils le démentent, les programmateurs des salles de circuits sont devenus, bien souvent, les arbitres de la programmation des salles indépendantes sur les films « forts ». Cette cohabitation pourrait durer tant qu’elle n’étouffe pas la diversité des salles de cinéma et qu’elle n’aboutit pas à une logique commerciale qui consiste à tout prendre et à laisser le reste aux autres. Mais surtout, se pose la question de savoir si elle est équitable. Elle ne l'est pas parce que ces différents acteurs ont des économies différentes.

Celle de la plupart des indépendants et, en particulier, des salles classées Art et Essai repose presque exclusivement sur la billetterie et le prix payé par le spectateur pour voir un film. Quand leur programmation et animation s’y prêtent, certaines peuvent prétendre à demander, après coup, une subvention Art et Essai, voire Europa Cinéma. Mais ces montants restent très modestes au regard des recettes annexes des multiplexes, ou des sommes que certains distributeurs déboursent pour faire la promotion de leurs films chez ceux-ci. Ces sommes compensent à peine les surcoûts liés à l’organisation de débats, de l’impression de gazettes ou programmes offerts gratuitement au public. En revanche, l’économie de la plupart des « circuits » s'appuie aussi sur les recettes de publicité, la facturation du passage de bandes annonces, des affichages payants, de la confiserie, parfois des jeux d’arcades, une constitution, à partir de formules d'abonnements illimitée, de fichiers clients pouvant être revendus à d’autres usages. Tant mieux pour eux, mais n’imposons les mêmes droits et devoirs à des systèmes aussi différents ! Travaillons et respectons les spécificités de chacun. La force des salles indépendantes et Art et Essai réside dans leur singularité, leur spécificités. Or, en l'état, consciemment ou inconsciemment, beaucoup voudraient appliquer les mêmes règles à ses deux types d'exploitation et mettre ainsi en concurrence deux systèmes qui ne fonctionnent pas sur une même logique et ne donnent pas nécessairement le même sens à ce qu’ils font. La question est donc de savoir ce que nous voulons pour l’avenir: une programmation uniformisée à travers le pays avec des plans de sortie qui pourraient être pensés par des algorithmes optimisant le positionnement des films afin d’obtenir la meilleure rentabilité d'un film à court terme dans des centres de consommation cinématographique ? Cette optimisation se concentrant sur quelques enseignes fortes économiquement qui se partageront le marché tout en se faisant la guerre. Ou préférons-nous une multitude de propositions, et la diversité de l’offre qui va avec, en continuant à associer ces deux types d’exposition du cinéma ? A l'heure où les offres de films sur la toile se font de plus en plus pressantes et où les géants du web se présentent de plus en plus agressivement comme des alternatives, il est temps de voir plus loin que la logique commerciale. Certes, celle-ci a contribué à ramener la fréquentation à des nivaux historiques, mais elle atteint un seuil critique du développement où une forme d'exploitation s'apprête à en écraser une autre. Pendant ce temps là, les acteurs de la toile la tissent. Les plateformes de visionnement des films se multiplient et, bientôt, les spectateurs n'auront plus que leurs yeux pour pleurer seuls dans leurs salons en regardant compulsivement des séries américaines ou "à l'américaine". A moins qu'ils ne consultent les sites de VAD cinéma réservés aux geeks pour qui les films évoqueront avec nostalgie une époque révolue, celle de la sociabilité et curiosité culturelle.

Il nous faut penser la régulation en terme de pluralité, d’aménagement, de diffusion et d’exception culturelle. Sinon, dans quelques années, les salles de circuits resteront, pour quelques temps, les derniers bastions d'une exploitation commerciale viable économiquement, et centrée notamment, en dehors des recettes annexes, sur une exploitation de suites ou « franchises » de films ayant eu un certain succès (tels que StarWars 28 avec les hologrammes de Harrison Ford et Daniel Craig, Le 3ème âge de Harry Potter, etc.) et des films du « marché » à plus de 50 000 entrées. Les autres salles seront confinées à l'organisation des festivals sous forme d'animation culturelle, financés largement par des subventions publiques, si la culture intéresse encore les politiques. Les salles indépendantes seront mortes, suffoquées par la domination des entreprises les plus fortes alors que respectées, elles auraient continué à être économiquement viables, vecteurs de biodiversité cinématographique, artistique, sociale et culturelle. Mais outre ces cinémas qui, comme tant d'autres, auront été remplacés par des supérettes de proximité, des magasins de téléphonie mobile ou de vêtements, ce sera la biodiversité cinématographique, les films, et surtout leurs auteurs qui seront à la merci des nouveaux ogres d'Internet. N'oublions pas que les auteurs émergent principalement, et d'abord, sur le grand écran, celui de la salle de cinéma. A ne voir que l'aspect industriel et commercial de cet Art, c'est l'art lui-même qui risque de finir par disparaître. Il y aura toujours des films, mais peut-être beaucoup moins de cinéma, voire plus du tout.

Sortons du déni. Une véritable prise de conscience des enjeux est nécessaire. Il est indispensable de repenser un fonctionnement rendu obsolète par le numérique et les nouvelles pratiques de distribution ou diffusion, mais aussi par la profusion de films et d’écrans sous toutes les formes et tailles ! Plutôt que de penser systématiquement « subvention » pour tenter de compenser le déséquilibre d'une situation hors de contrôle, pensons l'avenir. Imaginons une vie des films adaptée aux nouveaux défis et bénéfices du numérique. Pensons une économie équitable pour tous en y associant une vision culturelle à long terme ainsi qu'un véritable engagement pour le maintien pluralité des acteurs. Ce sera le seul gage d'une vraie diversité.

Les signataires :

Michel Ferry, Les Carmes à Orléans

Anne-Marie Faucon, Michel Malacarnet, Cinémas Utopia

Cyril Désiré, le Navire à Valence

Sylvain Pichon, Le Méliès Jaurès et le Méliès Saint-François à Saint-Etienne.