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Tribune 7 avril 2020

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L’Europe a besoin d’une avant-garde pour organiser la réponse budgétaire à la crise

À l’approche d’un Eurogroupe décisif ce mardi, l'essayiste Ben Judah et l'économiste Shahin Vallée plaident pour rompre avec l’unanimité et la méthode des «petits pas» en vigueur à Bruxelles, pour construire une coalition d’Etats-membres prêts à jeter les bases d’une véritable solidarité face à la pandémie.

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Un élan émerge à travers l’Europe pour une nouvelle réponse financière radicale à la crise. S’il réussissait, ce projet permettrait non seulement de répondre aux conséquences sanitaires et économiques de la pandémie, aiderait à financer la transformation économique qui s’en suivra et briserait une décennie d’austérité économique. Ce projet de Coronabonds, ou émission de dette en commun, qui a commencé par une lettre de neuf Etats membres, menée par l’Italie et la France, appelant à une réponse commune, est maintenant largement soutenu dans la société civile européenne et les milieux intellectuels européens à travers les forces progressistes, unissant les verts allemands, les sociaux-démocrates néerlandais, la droite et la gauche grecques et les Italiens de tous les partis.

Face aux coûts économiques colossaux de la pandémie, l’absence de réponse budgétaire commune pourrait être désastreuse. La situation d’endettement de certains pays et leur incapacité à répondre avec force à l’effondrement économique pourraient les plonger dans une dépression profonde et accélérer un processus de divergence économique déjà en place. L’absence de solidarité européenne dans un tel contexte alimenterait la fragmentation et les doutes sur les bénéfices de l’intégration européenne. C’est pourquoi les Coronabonds sont une nécessité politique et économique, une nécessité si impérieuse qu’il faut être prêt à rompre avec l’unanimité et la méthode des petits pas, en lançant une coalition d’États Membres, une avant-garde capable de jeter les bases d’une véritable solidarité en réponse à la crise du coronavirus.

Ce qui est en jeu

En raison de niveaux d’endettement nationaux différents, et donc de coûts de refinancement différents de la dette, tous les États européens n’ont pas la même capacité à financer la reconstruction. Pour l’instant, la Banque centrale européenne stabilise la situation en contenant les coûts d’emprunt des États par un programme d’achat de dettes massif, mais cela ne pourra sans doute pas durer indéfiniment. En l’absence d’un soutien politique clair qui se matérialiserait par un engagement ferme à mutualiser une partie des coûts accumulés pour lutter contre la crise, la BCE finira par se retrouver affaiblie, isolée et contrainte. Alors, une fois de plus, les marchés commenceront à remettre en question l’unité et la nature irrévocable de la monnaie unique et du projet européen, provoquant une nouvelle fois la fragmentation financière et les risques de redénomination que nous avons connu.

Les risques et les couts de l’inaction sont multiples. Ne rien faire risque de provoquer non seulement une catastrophe économique, mais aussi une catastrophe politique en envoyant un profond doute sur l’Europe, en punissant les gouvernements pro-européens et en récompensant leurs rivaux anti-européens et nativistes qui attendent ce trébuchement avec impatience.

A l’inverse, si la promesse d’une réponse budgétaire commune ne peut se substituer entièrement àun projet politique commun, elle est capable d’unir leNord et le Sud, car dans chaque pays les lignes sont en train de bouger. Sept des principaux économistesallemands ont appelé Angela Merkel à rompre avec l’opposition systématique a la solidarité budgétaire. Joschka  Fischer, Jürgen Habermas et d’autres sommités progressistes allemandes, ainsi que Robert Habeck, le leader des Verts allemands, ou encore le magazine  Der Spiegel se sont exprimés en  faveur. Pendant ce temps, aux Pays-Bas, un débat féroce fait rage, faisant bouger les choses dans les cercles progressistes en faveur de la mutualisation. Lodewijk Asscher, le leader du parti travailliste néerlandais s’est exprimé en soutien,  ainsi que les Verts néerlandais. En France et en Italie, au-delà des soutiens officiels des gouvernements, des intellectuels publics de premier plan comme Gabriel Zucman et Camille Landais ont présenté des propositions originales pour lever des ressources dans ce cadre. Les extrêmes droites notamment en Italie, ne semblent qu’espérer un échec européen, pour à nouveau dénoncer l’UE et reprendre la main.

Ce qui doit être fait 

Pour réussir, il faut tirer les enseignements clés de la crise de la zone euro. Cela signifie oublier l’unanimité, qui à 27 ou même à 19 ans, force l’inaction.  Au lieu de cela, un consensus doit être construit autour d’une coalition ouverte à tous les États membres pour aller de l’avant. Cela n’exclut pas d’accepter des outils avec le reste de l’UE et la zone euro, tels que l’utilisation de nouvelles garanties de la Banque européenne d’investissement, ou des projets de la Commission Européenne pour établir un soutien provisoire aux régimes nationaux de chômage, mais cette coalition doit rester déterminés à établir un instrument pour une véritable émission de dette commune, de mutualisation de ressources budgétaires et un programme de relance partagé.

Cela pourrait être mis en œuvre à plusieurs étapes, le point de départ pourrait être d’invoquer la clause de solidarité (Art. 222) du traité de l’UE qui permet à l’Union européenne et aux États membres d’agir conjointement en cas de catastrophe naturelle ou d’origine humaine. Sur cette base, la coalition des volontaires devrait mettre sur pied un Fonds de solidarité Coronavirus avec des contributions exceptionnelles des États membres; deuxièmement, elle doit charger la Commission de créer une agence européenne pour coordonner la réponse des États membres, transformer le fonds en lui permettant de recevoir des ressources propres (une partie de la TVA, une taxe de transition climatique sur le transport, une taxe carbone ou sur le transport aérien…) ; et enfin permettre au fonds d’emprunter pour financer les efforts actuels pour endiguer la crise, soutenir les pays voisins en développement et financer la reconstruction économique dans l’ensemble de l’Union. Ces mesures sont toutes légales et possibles en vertu des traités existants de l’UE et peuvent être prises en contournant les règles d’unanimité. 

Les risques à prendre

Cette approche présente cependant des risques qu’il faut mesurer et accepter. Si elle échoue, l’Europe prend le risque d’exposer au grand jour que son union monétaire est incapable du minimum de solidarité nécessaire à son union. Cela signifierait, pour ceux qui continuent de la remettre en question, que l’UE ne sera presque jamais plus qu’un marché puissant et un accord monétaire fragile, exposé aux vents des chocs extérieurs et des populismes nationaux. Si cette avant-garde réussit, elle risque une fragmentation politique de la zone euro entre la coalition des volontaires et ceux qui refusent d’y participer. C’est ce qui terrifie une partie de l’establishment français qui redoute la scission du couple franco-allemand.

Dans l’idéal, cette avant-garde pourrait être menée par la France et l’Allemagne ensemble ; mais si l’Allemagne refuse, il faut prendre le risque d’avancer sans elle. La population des pays signataires de la lettre des neufs représente déjà de plus de 213 millions d’européens. Avec les pays baltes et la Slovénie déjà confrontés à des problèmes sur leurs marchés obligataires, elle pourrait croître rapidement. Cette division politique temporaire, ne signalerait pas une fragmentation de la monnaie elle-même tant que les coronabonds émis par cette coalition sont soutenus et achetés par la BCE.

L'alternative n’est pas: la division politique actuelle, si nous n'avançons pas, ou une nouvelle crise de la zone euro, si nous avançons sans l’Allemagne. C’est en réalité le choix entre une crise politique doublée d'une crise économique qui met en danger l'euro, en cas de statu quo, et une tension politique déclenchée par une avant-garde d'Etats-membres qui décideraient d'avancer seuls, mais qui permettrait d'éviter une crise économique.

Face à ce choix, il est temps d’agir avec audace, il est temps que les dirigeants européens soient prêts à prendre des risques mesurés, à activer la politique transnationale de l’appel à la solidarité qui se fait entendre dans toute l’UE. Ce sera un processus par étapes, politiquement possibles à condition qu’il y ait suffisamment d’États membres prêts à aller de l’avant. Puisque ce plan s’appuie entièrement dans le droit communautaire, il forcerait les institutions à se ranger du côté des États membres de l’avant garde contre les forces de l’immobilisme. Ce n’est pas sans danger ; mais les risques et les coûts économiques et politiques de l’inaction sont plus grands encore.

Ben Judah est membre de l’Institut Hudson

Shahin Vallée est chercheur au Conseil allemand des relations étrangères

Ce texte a également été publié dans sa version anglaise le 6 avril 2020 par l’hebdomadaire britannique New Statesman.