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Billet de blog 8 mars 2023

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« Femmes à abattre » : les coulisses d’une enquête inédite

Les journalistes du collectif Youpress, à l’origine du travail inédit intitulé « Femmes à abattre », expliquent comment elles ont construit une base de données forte de près de 300 cas d'assassinats de femmes engagées dans la vie publique, partout dans le monde.

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Notre but était de construire la toute première base de données permettant de dessiner les contours d’un crime qui n’a pas encore de définition légale : l’assassinat des femmes engagées dans la vie publique, résultat d’un continuum de violences spécifiques.

Ce sujet a émergé durant une précédente recherche à propos des types de féminicides dans le monde, il y a près de trois ans. Premier constat : les définitions des différents féminicides proposées par l’ONU ne sont pas exhaustives. En listant les angles morts, nous nous sommes demandé : comment définir les assassinats de femmes engagées dans la vie publique et politique ? Sont-elles devenues des cibles du fait de leur lutte, ou de leur genre ? Ou les deux ?

Pour y répondre, nous avions besoin de données. Nous avons créé une base inédite pour recenser un maximum d’assassinats de femmes militantes. Nous avons extrait nos premiers cas de deux bases de données accessibles en ligne : HRD Memorial et AWID. Nous avons choisi d’écarter les cas datant d’avant 2010, date à laquelle l’ONU décide de rédiger un rapport sur les violences spécifiques subies par les « femmes défenseuses des droits humains ».

Âge, pays, date, éléments biographiques, mode opératoire de l’assassinat, statut judiciaire, précédentes menaces, impact de l’assassinat… Toutes ces informations collectées grâce aux sources ouvertes (articles de presse, réseaux sociaux, documentations judiciaires en ligne, rapports, articles scientifiques, etc.) ont permis de mieux retracer leurs histoires. En les analysant via le prisme du genre, nous avons pu constater que des femmes engagées en politique étaient visées parce qu’elles étaient des femmes et parce qu’elles osaient occuper une place dans l’espace public, place qui n’est pas censée être la leur.

Nous avons rapidement constaté des limites à notre collecte de données : l’Amérique du Sud était sur-représentée ; certaines zones géographiques n’avaient aucun assassinat de femme militante recensé ; contrairement à ce que nous pensions, les violences sexuelles étaient finalement peu représentées dans les modes opératoires ; comment traiter les cas des journalistes, considérées par nombre d’organisations comme des « défenseuses des droits humains » ?

Plus nous ajoutions des cas dans notre base de données, plus les tendances commençaient à apparaître. L’apport théorique a été essentiel. Deux journalistes de notre collectif ont interviewé plus d’une trentaine de chercheuses, survivantes, militantes professionnelles, femmes politiques, afin de consolider notre hypothèse. Leurs spécialités : violence politique, violence genrée, histoire du féminicide…

Nous avons arrêté le recensement des cas à l’année 2022 après avoir épluché les rapports et fouillé de nouvelles bases de données, par exemple le mémorial en ligne “Remembering Our Dead“ de Trans lives matter ou les données de l’ONG ACLED (Armed Conflict Location and Event Data Project).

Au total, sur les 431 cas recensés, nous avons pu établir un faisceau d'indices suffisant pour entrer 287 cas dans une première base de données.

Sur ces centaines de cas, nous avons pu identifier 82 femmes assassinées du fait de leurs combats et de leur genre. Ce chiffre n’est pas exhaustif. Ce n’est que le sommet de l’iceberg.

Pour 96 autres cas, nous avons suffisamment d’indices pour nous approcher de notre définition mais les sources ne sont pas suffisantes. Une enquête sur le terrain nous permettrait de les reconnaître pleinement comme féminicide politique. Pour 98 autres cas, les informations sont quasi inexistantes – on sait seulement qu’elles étaient militantes et qu’elles ont été assassinées. Nous ne sommes pas en mesure de conclure à plus. Le reste de notre base de données compte cinq suicides « douteux », autrement dit où les proches contestent la thèse du suicide et réclament une enquête pour assassinat ; et six suicides forcés, que nous considérons comme des « meurtres indirects ».

Enfin, 144 cas ont été écartés pour plusieurs raisons : elles ont été assassinées avant 2010 ; ce sont des féminicides intimes pour lesquels il n’a pas été possible de prouver l’assassinat politique ; elles n’étaient pas visées (attentat visant des groupes mixtes, accidents, mort naturelle, etc.).

Nous savons qu’il restera un chiffre noir, mais notre enquête tracera le chemin pour une meilleure reconnaissance de ce crime trop longtemps ignoré. Compter, rendre visible, c’est participer à la protection de celles qui sont aujourd’hui menacées.

 Hélène Molinari et Rouguyata Sall, au nom du collectif de Youpress

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