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Billet de blog 8 novembre 2023

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« Oublier Camus » ou le relire vraiment ?

En réponse à Olivier Gloag qui, dans un essai paru à La Fabrique, appelle à « Oublier Camus », cinq spécialistes des études camusiennes critiquent « un réquisitoire tout à charge qui ne vise, face à la gravité et la complexité des conflits de notre temps, qu’à réactiver les modes de pensée les plus manichéens hérités d’un passé révolu ».

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La rentrée éditoriale s’est ouverte avec une vive offensive idéologique orchestrée autour d’un pamphlet d’Olivier Gloag qui appelle à Oublier Camus. Aussi peu respectueux de la réalité des textes que de celle de leurs contextes politiques, ce réquisitoire tout à charge ne vise, face à la gravité et la complexité des conflits de notre temps, qu’à réactiver les modes de pensée les plus manichéens hérités d’un passé révolu.  

Il serait certes salubre d’aller à contre-courant d’un unanimisme médiatique qui, affadissant l’écrivain pour en faire un simple penseur du juste milieu, l’expose aux récupérations les plus suspectes. Ce serait en revenir, avec la distance de l’histoire, à la réalité de ses prises de positions, évaluées sans anachronismes et sans méconnaître le statut différencié de ses modes d’écriture. Nous sommes plusieurs à tenter de le faire en nous gardant tant de la naïveté hagiographique que de l’outrance accusatoire.

Telle n’est en rien l’approche de ce caricatural suiveur de Conor Cruise O’Brien (Albert Camus, 1970) qui s’autorise du fait regrettable qu’avant sa mort en 1960, Camus ne se soit pas prononcé pour l'indépendance algérienne, pour dénoncer tous ses écrits et engagements depuis l'origine comme une pure apologie, doublée d’« anticommunisme », de la domination coloniale. Réquisitoire sommaire que ce polémiste a, pour sa croisade en France, étendu au rôle de l’écrivain dans la Résistance, à sa lutte contre la peine capitale ou à sa supposée idéologie « sexiste ». Le malheur est que, sur chaque sujet, cette malveillance de principe fait autant violence à l'histoire (en ne rapportant pas les textes ou prises de position à leurs conjonctures politiques exactes) qu'à la littérature (en confondant le plus souvent le point de vue du romancier et celui de ses narrateurs ou personnages).

L’accusation politique touche à la falsification lorsqu’elle soutient, par exemple, que Camus a quitté le Parti communiste d’Algérie (PCA) en 1937 parce que sa volonté de simple « réforme du système colonial » ne se serait pas satisfaite du fait que ce parti aurait alors « changé complètement de stratégie en prenant le chemin d’un soutien à l’indépendance  » [p. 26]. Alors même que le PCA, engagé dans une ligne d’« Union de l’Algérie avec le peuple de France », faisait alors tout pour obtenir l’interdiction de l’Étoile nord-africaine puis l’arrestation de Messali Hadj et des autres dirigeants indépendantistes algérois. Et que le jeune Camus fut en réalité exclu par voie disciplinaire pour précisément n’avoir pas accepté cette rupture indigne avec la solidarité élémentaire entre organisations militantes.

Quant à la surinterprétation idéologique des textes, elle confine au ridicule lorsque le pamphlétaire décrète d’autorité que La Peste loin d’être, comme l’affirmait son auteur, une allégorie de La France sous l’occupation, ne symboliserait que la grande peur des Européens d’Algérie face à l’inéluctable « résistance des Algériens à l’occupation française » [p. 49] ! Et le contre-sens ne peut être que volontaire quand une tribune relative aux massacres de mai 1947 à Madagascar est condamnée comme si son titre « La Contagion » mettait en garde contre le risque d’extension « d’une épidémie de peste insurrectionnelle à nos colonies »  [p. 136], alors que, tout à l’inverse, il dénonçait très expressément la poussée de racisme se manifestant alors en France.

L’on aurait volontiers laissé un tel opuscule se décrédibiliser lui-même par la somme de ses outrances et de ses insuffisances, s’il n’avait trouvé de multiples relais idéologiques propres à en propager le mode de pensée sommairement binaire jusque dans des cercles universitaires qui ont cru y trouver l’exemple d’une analyse historiquement informée de la littérature. Cette campagne sollicite aussi les tenants d’une mémoire sanctuarisée des luttes de libération nationale se refusant à tout retour critique sur les sources intrinsèques du dévoiement despotique de nombre des régimes qui en sont issus.

Elle cherche aussi écho auprès de pôles militants nés en réaction à la pesée durable que le passé colonial exerce sur nos sociétés et au plan mondial. Loin de tenter de ramener leurs combats à une visée démocratique universalisante, elle ne peut qu’encourager ceux pour qui la défense de minorités stigmatisées peine à s’inscrire dans un projet collectif pour des sociétés plurielles et ceux qui s’accommodent de tous les despotismes et de toutes les atteintes au droit des peuples, dès lors qu’elles se réclament d’un semblant d’anti-impérialisme.

Le tardif procès à la moscovite ouvert contre les positions de Camus occulte à cet effet la complexité  des dilemmes surgis dans les drames de son temps :

Pouvait-on vraiment, au nom de la défense de l’idéal communiste, se taire sur le despotisme d’État dans lequel il avait été détourné dès les années 1930 et sur les crimes du régime stalinien, et refuser toute solidarité à ceux qui tentaient de les combattre ?

Face à l’extrême violence de la conquête, de la colonisation et de la riposte armée à la lutte de libération nationale, celle-ci pouvait-elle, sans dommage pour elle-même, recourir, elle aussi, à des modes d’action prenant pour cible des civils désarmés ?

Comment une Algérie dégagée de l’ordre colonial, si elle ne garantissait pas en son sein la coexistence pluraliste des cultures et parlers, des croyances ou incroyances, des convictions et opinions, ne réduirait-elle pas la richesse civilisationnelle ouverte des pays d’Islam à l’arabo-islamité exclusiviste et conservatrice d’un État militarisé ?

Enfin l’excès même du titre retenu pour ce pamphlet dévoile la vraie visée de prétendus historiens de la littérature qui s’érigent en policiers de la pensée pour, à l’issue de procès idéologiques hâtifs, sommer la mémoire collective d’écarter les œuvres et les auteurs frappés par leur vindicte.

Pour sa présentation à l’École Normale Supérieure, l’« Oublier Camus » de Gloag s’est ainsi doublé d’un appel à « Oublier Orwell »... Début d’épuration intellectuelle rétrospective se préparant sans doute à frapper, de proche en proche, toutes autres figures qui, en leur temps et à leur manière, auraient affronté le stalinisme ou interrogé la manière exclusiviste dont était conduite telle ou telle lutte de libération nationale. Et déjà une participante à un autre débat se demandait « si c'était toujours important de lire du Camus et, surtout, s'il fallait continuer à le proposer dans les programmes scolaires » !

C’est bien que la tentative de faire « oublier Camus » veut en définitive réactiver l’injonction à « choisir son camp » que tant de « compagnons de route » des années 1950 s’imposèrent au détriment de toute vigilance à l’égard des travers autoritaires auxquels n’échappaient pas les forces alors réputées « progressistes ».

Ce piètre retour à des temps dépassés ne pourrait aujourd’hui que gravement dévoyer la réflexion critique tant sur l’histoire et la littérature que sur bien des questions éthiques et politiques que, dans ses limites, la pensée de Camus reste à même d’éclairer.

Signataires :

Jason Herbeck (professeur en littératures francophones à Boise State University, président de la Société nord-américaine des études camusiennes)
Faris Lounis (journaliste indépendant)
Marylin Maeso (philosophe et essayiste)
Christian Phéline (chercheur indépendant en histoire et en littérature)
Anne Prouteau (présidente de la Société des études camusiennes)

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