Le 3 avril marque la Journée Nationale du Mouvement des Femmes Haïtiennes, date en 1986 où plus de 30 000 femmes ont défilé au lendemain de la chute du régime Duvalier pour réclamer leurs droits et libertés civils et politiques et assurer leur inclusion dans l'avenir politique du pays. Nous saluons les victoires remportées et les batailles menées par les féministes haïtiennes au cours des trois dernières décennies et du siècle dernier. Aujourd'hui, les femmes haïtiennes continuent de faire face à des défis et de se voir refuser le plein accès à leurs droits fondamentaux et humains, y compris l'éducation, le logement, l'autonomisation économique, les soins de santé, la sécurité et la représentation politique.
Nous, NÈGÈS MAWON et MARIJÀN, deux organisations féministes haïtiennes, condamnons les pratiques préjudiciables, tant nationales qu'internationales, qui contribuent à entraver le plein développement des droits et libertés des femmes en Haïti. Nos revendications expriment notre attachement à une Haïti où la démocratie prévaut, où l'égalité des genres devient une réalité et où les femmes ont pleinement accès à leurs droits.
Nous condamnons :
L'idéologie et la praxis antiféministes de l'État haïtien qui a constamment maintenu un système antiféministe qui se traduit par une politique d'inaction, une banalisation, une isolation des enjeux et intérêts spécifiques des femmes dans les grands chantiers stratégiques.
Nous condamnons :
L'absence de volonté et l’incapacité de l'État haïtien à générer et à documenter des données sur les questions relatives aux femmes.
L'État haïtien n’a jamais fourni un budget adéquat au Ministère à la condition féminine et aux droits des femmes pour permettre de compiler et de diffuser des statistiques sur bon nombre des problématiques auxquelles font face les femmes haïtiennes. L'absence de données quantitatives et qualitatives entrave gravement l'ampleur et la portée des actions de plaidoyer et des changements de politique nécessaires. Par conséquent, des ressources clés pour améliorer l'accès aux services pour les femmes comme leurs droits sexuels et reproductifs, l'accès à la justice restent inexistantes.
Cet échec contemporain est lié à un effacement historique et systématique plus ancien des femmes dans l'histoire. La contribution des femmes à la formation et à la configuration de la nation haïtienne est vaste. Des femmes telles Cécile Fatiman, Sanite Bélaire, Marie Claire Heureuse Félicité, Catherine Flon et Marie-Jeanne Lamartinière ont joué un rôle déterminant sur et en dehors du champ de bataille pendant la Révolution haïtienne, tandis que les 19e siècle et début 20e siècle ont vu des femmes comme Louise Nicolas et les nombreuses femmes Cacos participer à la défense de la nation contre les menaces internes et externes. Pourtant, peu de travaux d'archivage et de transmission de savoirs ont été effectués pour préserver et poursuivre les recherches sur le rôle des femmes dans l'histoire d'Haïti.
Nous exigeons :
Que le gouvernement haïtien affronte l'invisibilité des femmes dans l'histoire haïtienne.
Nous exigeons :
Que la recherche statistique sur les questions relatives aux femmes soit financée et mise en œuvre à la fois au niveau gouvernemental et au niveau des organisations féministes en Haïti pour faire lumière sur les besoins des femmes indépendamment de leur classe sociale, de leur âge, de leur statut économique, de leur handicap et de leur orientation ou identité sexuelle.
Nous condamnons :
La violence systémique et symbolique ainsi que l'exclusion subies par les jeunes féministes.
Nous condamnons :
La violence politique sans relâche à laquelle sont confrontées les jeunes féministes haïtiennes, le manque de ressources, l'ONGisation et le traitement Tiers-Mondiste des droits des femmes dans les pays du Sud. Nous subissons cette violence de manière institutionnelle, individuelle et collective.
Le coût social d'être une jeune féministe en Haïti. C’est une double bataille où nous faisons face à un système qui nous opprime à la fois en tant que citoyenne et en tant que femme. C’est être contrainte de se battre aux côtés d'allié.e.s politiques qui cherchent à préserver le système patriarcal et ne voient que les femmes comme des associées politiques temporaires qui peuvent aider à atteindre leurs propres objectifs et aboutir leurs agendas — un modèle que Haïti a connu après la guerre de l'indépendance quand les femmes ont été dépouillées de tous leurs droits et reléguées au statut de citoyennes de seconde classe à partir du 19e siècle.
La lutte pour les droits des femmes est étroitement liée à toutes les luttes populaires et sociales menées en Haïti. Nous menons une lutte politique qui vise la libération de toutes et de tous. La jeune génération de féministes haïtiennes est héritière des combats menés depuis un siècle pour la jouissance de leurs droits civils et politiques. Les féministes sont depuis toujours en première ligne dans la lutte pour la démocratisation du système politique haïtien. La Ligue féminine d'Action Sociale, créée en 1934, a fait campagne pour l'accès à l'éducation, l'égalité salariale et le droit de vote pour les femmes haïtiennes, entre autres. Alors que le droit de vote des femmes a été ratifié en 1950, le début de la dictature de François Duvalier sept ans plus tard fera que les organisations politiques, y compris féministes, seront confrontées à la plus grande répression de l'État. Des décennies de mobilisation politique et de gains pour les droits des femmes ont été compromises. Pendant la dictature Duvalier, de nombreuses femmes ont subi sa violence draconienne : des milliers (dont Yvonne Hakim Rimpel, Nicole Magloire, Michèle Montas et Lilianne Pierre-Paul, pour ne citer qu'elles) ont été battues, emprisonnées, exilées. Certaines ont été violées. Certaines ont été assassinées. Exclues des espaces de pouvoir et opprimées par le système patriarcal, les femmes haïtiennes continuent d'être la cible de la violence d'État une fois qu'elles s'aventurent dans les espaces politiques.
Aujourd’hui encore, parce que nous nous positionnons et nous affirmons en tant que jeunes féministes, parce que nous créons et nous organisons à travers des collectifs féministes politiques, parce que nous dénonçons la corruption et les pratiques antidémocratiques, nous sommes exclues de nombreux espaces, y compris politiques. C’est un obstacle majeur à la participation politique des féministes haïtiennes qui engendre un désengagement généralisé de la mobilisation et de l'activisme au sein des structures organisées.
Nous condamnons :
Les actes répressifs de la police, véritable reflet du gouvernement, qui agit comme son bras armé. Une institution, également antiféministe, impliquée dans des actes arbitraires, de violence et de corruption.
Nous exigeons :
L'abolition des pratiques d'impunité et la mise en place d'un système de justice fonctionnel qui sanctionnera les individus et les institutions pour permettre des réparations historiques appropriées pour des décennies de violence sexiste.
Nous condamnons :
L'ONGisation des enjeux touchant les femmes en Haïti, ainsi que les fondements racistes, impérialistes et néo-coloniaux des interventions de la communauté internationale.
Nous condamnons :
La dépolitisation de la lutte féministe haïtienne qui empêche d'aborder les problèmes des femmes comme liés à des structures systémiques, patriarcales, impérialistes et racistes.
Il y a un manque alarmant de pratiques éthiques des institutions internationales qui travaillent sur les questions relatives aux femmes en Haïti. Au lieu de contribuer à de véritables changements structurels qui assureront l'égalité des genres à long terme et l'accès des femmes à leurs droits et libertés, elles défendent un programme néocolonial qui va le plus souvent à l'encontre du bien-être des femmes haïtiennes.
Ils favorisent le financement et la mise en œuvre de projets et de programmes à petite échelle qui n'intègrent pas la mobilisation politique et qui, par nature, ne visent pas à des changements systémiques dans les croyances et les pratiques antiféministes en Haïti.
L’exclusion de la lutte féministe du combat politique signifie que toute tentative de s'attaquer aux problèmes des femmes est réduite à des programmes symboliques, sociaux à petite échelle qui n'aboutiront pas aux changements structurels nécessaires.
La communauté internationale accorde continuellement son soutien aux groupes politiques et aux gouvernements intrinsèquement antiféministes qui contribuent à la violence basée sur le genre et excluent activement les femmes et les féministes des espaces politiques. Directement et indirectement, la communauté internationale, y compris des institutions comme BINUH et ONUFEMMES, joue un rôle dans l'empêchement des femmes haïtiennes de participer pleinement à la recherche d'une solution aux crises en Haïti. Beaucoup de ces institutions outrepassent leur mandat en s’ingérant dans les affaires internes du pays. Il s'agit d'une attitude essentiellement néocoloniale, car la communauté internationale interprète les cadres patriarcaux des sociétés du Sud comme intrinsèquement distincts des leurs et juge la mobilisation féministe dans le Sud comme inadéquate et inefficace.
Nous exigeons :
Que les institutions internationales soient tenues responsables de leur mauvaise gestion des enjeux touchant les femmes et les filles en Haïti et globalement dans les pays du Sud.
Nous exigeons :
Que les institutions internationales priorisent les voix des femmes et féministes haïtiennes pour orienter et guider leurs actions dans une perspective de développement durable.
En juin 2021, un appel à une solidarité féministe mondiale a été lancé par 8 grandes organisations féministes haïtiennes. Il mettait l'accent sur des enjeux clés de la lutte féministe en Haïti : la condamnation de la corruption, de la violence politique et sexiste, le rejet des pratiques dictatoriales, la demande de bonne gouvernance. Nous renouvelons cet appel à l'occasion de la journée nationale du mouvement des femmes haïtiennes.
Nous travaillons à construire une Haïti nouvelle et meilleure et nous comprenons que nous devons relever de toute urgence des défis majeurs tels que la justice environnementale et climatique, nouer des alliances avec des groupes qui ont été et continuent d'être opprimés, tels que la communauté LGBTQI2+. Nous sommes prêtes !
Alors que nous nous tournons vers un avenir meilleur et poursuivons la lutte pour l'égalité des sexes, les droits et la liberté des femmes en Haïti, nous restons engagées dans une politique d'auto-soins et de soins communautaires, une politique de construction du bonheur et du bien-être de toutes les femmes haïtiennes, qui est notre « acte de guerre politique » le plus efficace, comme nous l'a enseigné Audre Lorde.