Le Conseil de l’Union européenne doit se positionner, les 12 et 13 juin prochain, sur la proposition de directive sur le travail de plateforme. Des discussions ont actuellement lieu entre les ministres des différents Etats membres sur la base de la proposition publiée par la Commission européenne en décembre 2021.
Alors que le Parlement européen s’est positionné en février dernier pour valider et renforcer le principe de présomption de salariat des travailleurs des plateformes, les discussions patinent depuis plusieurs mois du côté du Conseil de l’UE, co-législateur. En cause, la volonté d’un groupe d’Etats membres, avec la France comme cheffe de file, de diluer la directive de sa substance en affaiblissant le principe de présomption de salariat, en rendant plus difficile son déclenchement, en imposant de multiples dérogations, exemptions et autres stratagèmes. La finalité étant un contournement institutionnalisé de leurs obligations d’employeurs pour la grande majorité des plateformes de travail.
Les premiers concernés et les plus visibles de ces travailleurs parcourent les rues de nos villes pour du transport VTC ou de la livraison de repas à domicile. Les plateformes pour lesquelles ils travaillent se présentent comme faisant de la mise en relation entre un travailleur indépendant et son client. Elles exercent en réalité un lien de subordination plus étroit même que dans un cadre salarial classique. Elles contrôlent, sanctionnent et dirigent ces travailleurs, cela sans assumer la contrepartie du lien de subordination qu’impose notre modèle social : le respect du droit du travail et le paiement de cotisations sociales. Elles installent aussi une concurrence déloyale pour les entreprises qui font le choix de respecter les règles du jeu.
Ce phénomène d’« ubérisation » tend à s’étendre dans des secteurs de plus en plus larges de notre économie. Il est en effet tentant pour des employeurs de chercher à remplacer leurs travailleurs sous statut salarié par des contrats de prestation réalisés par des micro-entrepreneurs. C’est donc l’ensemble du salariat, bien au-delà des seuls livreurs et conducteurs de VTC, qui est potentiellement mis à mal par ce qui constitue un cheval de Troie pour détricoter plus d’un siècle de droit social et de droit du travail. Un débat aussi crucial doit être discuté par la représentation parlementaire nationale.
Parlementaires de sensibilité politique différente, et conformément à l’article 50-1 de la Constitution, nous demandons au gouvernement de venir débattre à l’Assemblée nationale et au Sénat de la position qu’il défend lors des réunions de négociations opaques du Conseil de l’Union européenne sur la directive relative à l’amélioration des conditions de travail dans le cadre du travail via une plateforme.
L’opacité constante des positions défendues par le gouvernement au Conseil est une anomalie française. Chez la majorité de nos voisins européens, il existe des cadres formels de contrôle parlementaire sur les réunions du Conseil, allant d’un droit d’information à des avis contraignants, en passant par la consultation.
Les échos que nous avons des discussions en cours au Conseil nous inquiètent quant à la position portée par notre gouvernement dans les négociations. Les auditions de la commission d’enquête Uber Files n’ont fait que confirmer cette crainte. E. Macron et son gouvernement tentent de détourner cette directive en se basant sur une interprétation fantasmée du cadre de dialogue social mis en œuvre depuis plusieurs mois dans le secteur français des plateformes à travers l’Autorité des Relations sociales des Plateformes d’Emploi (ARPE). La Représentation Permanente de la France à Bruxelles s’appuierait sur le supposé succès de ce modèle de dialogue social pour expliquer aux autres Etats membres que la présomption de salariat serait inutile, voire qu’elle serait un frein au modèle français qui serait la seule voie à suivre. Nous rappelons ici le très faible taux de participation à ces élections professionnelles (1,83% pour les livreurs et 3,91% pour les chauffeurs VTC), et surtout la place prédominante laissée à la plateforme Uber dans ce cadre de dialogue social. Autant d’éléments qui questionnent la représentativité réelle du dispositif.
Les accords des derniers mois ont été signés dans des conditions largement considérées comme aussi déloyales que déséquilibrées. Alors que le gouvernement se targue d’avoir instauré un “revenu minimum horaire” pour les coursiers, il s’avère que ce tarif est brut, et qu’il ne prend pas en compte le temps d’attente, quasi systématique, entre deux courses. Ce tarif n’est donc ni minimum, ni horaire.
Pour les chauffeurs VTC, l’accord minimum horaire ne définit pas ce qu’est une course, ne rémunère pas le temps d’approche, et les chauffeurs se sont rendus compte que leurs revenus ont en réalité diminué.
En somme, ces accords semblent avoir essentiellement pour objectif d’entériner le statut de faux indépendant des travailleurs concernés, et de servir le plaidoyer d’Uber et des lobbies des plateformes. Ces plateformes ne s’y sont pas trompées. Dès février 2021, avant la création en France de l’ARPE, elles exprimaient leur volonté que les politiques publiques choisissent la voie de l’instauration d’un dialogue social plutôt que celle de la présomption de salariat.
À chaque fois que des interrogations sont formulées auprès des représentants du gouvernement quant à la volonté de ne pas toucher au statut des travailleurs, la réponse est identique : « les travailleurs veulent être indépendants alors ils doivent le rester ». Or, le statut d’une relation de travail ne dépend pas de la volonté des parties mais de la réalité objective des faits. Ce n’est pas parce que je veux être un travailleur indépendant que je suis un travailleur indépendant. Comme l’ont statué des juges de toute l’Europe, dès lors qu’une plateforme exerce un lien de subordination sur des travailleurs indépendants, elle fait l’objet de procédures de requalification en statut salarié. C’est bel et bien cela que le gouvernement français semble vouloir empêcher.
Le but d’’E. Macron : « protéger les plateformes contre le risque de requalification », pour reprendre les termes du gouvernement à l’époque de la loi LOM. Alors que nous voulons protéger les travailleurs en les requalifiant lorsqu’ils sont subordonnés et protéger les entreprises respectueuses du droit. Nous souhaitons aussi protéger les vrais indépendants en préservant leur autonomie. Nous souhaitons nous assurer que ces travailleurs soient libres de toute subordination et ne soient plus soumis à une concurrence déloyale qui leur nuit.
C'est l’avenir du travail et de notre modèle social qui est en jeu. Un tel sujet mérite d’être discuté devant la représentation parlementaire plutôt que de poursuivre des négociations en toute opacité. Les décisions de justice en faveur de la requalification ne sauraient être bafouées et le débat démocratique une fois de plus piétiné. Le débat doit avoir lieu devant le Parlement pour définir la position défendue par la France au Conseil de l’Union européenne.
Signataires :
Assemblée nationale :
Danielle Simonnet, députée groupe La France Insoumise – NUPES
Sophie Taillé-Polian, députée groupe Écologistes – NUPES
Stéphane Peu, député groupe Gauche démocrate et républicaine – NUPES
Cécile Untermaier, députée groupe Socialistes et apparentés (membre de l’intergroupe NUPES)
Paul Molac, député groupe Libertés, Indépendants, Outre-mer et Territoires
Sénat :
Pascal Savoldelli, sénateur groupe communiste républicain et citoyen
Olivier Jacquin, sénateur groupe socialiste
Raymonde Poncet, sénatrice groupe écologiste - solidarité et territoires
Parlement européen :
Leïla Chaibi, députée européenne groupe La Gauche au Parlement européen
Nora Mebarek, députée européenne groupe de l'Alliance Progressiste des Socialistes et Démocrates au Parlement européen
Mounir Satouri, député européen groupe des Verts/Alliance libre européenne