Disons-le d’emblée : les puissantes mobilisations contre les violences policières qui se tiennent partout en France depuis une semaine sont l’événement politique post Covid-19. L’écho du soulèvement qui traverse les États-Unis après le meurtre de George Floyd à Minneapolis n’est pas un hasard, et rend de plus en plus intenable (ou ridicule) la position pourtant encore dominante selon laquelle contextes français et américain n’auraient absolument rien à voir.
Pas un hasard, non plus, que cette mobilisation survienne après plusieurs semaines de tensions suscitées par l’application autoritaire des mesures de confinement et par le déni des inégalités que cette situation suscitait et renforçait, particulièrement dans les quartiers populaires.
Le rassemblement du 2 juin 2020 devant le TGI de Paris, à l'initiative du comité Justice pour Adama Traoré, fut à la fois un événement et une démonstration, qui révèle de manière éclatante la recomposition du champ politique et la grande difficulté des partis traditionnels à comprendre ce qu’il se passe.
Posons le problème dans des termes simples. Quelle organisation aurait été capable d’une telle mobilisation, en une semaine ? Ou pour aller plus loin et être plus direct : qui, ces dernières années, a su ouvrir de tels espaces pour les manifestants présents massivement ce jour-là, à savoir les habitants des quartiers populaires, des personnes discriminées, racisées, mais aussi des jeunes citoyens Français issus ou non de l’immigration ? Sûrement pas SOS Racisme ni aucune autre organisation ou parti.
Le monde politique est assez largement tétanisé par ce qui arrive et c’est logique : depuis des années les quartiers populaires sont désignés avec déploration, comme des déserts électoraux, comme si la politique s’était envolée avec l’effondrement des structures partisanes et associatives qui maillaient hier ces territoires. Avec cette grille de lecture, la question des violences policières, parce qu’elle a émergé de manière autonome, a toujours été cantonnée au rang d’une question secondaire, trop clivante, quand elle n’était pas tout simplement niée dans un discours de stigmatisation des habitants des quartiers, de leurs vécus et de leurs revendications. Les dizaines de milliers de personnes présentes mardi dernier, la maîtrise incontestable de ce type de manifestation de la part de ses organisateurs fait voler en éclat ses analyses d’un autre âge, d’un âge où les partis traditionnels et les syndicats pouvaient se targuer d’être les seuls à même d’assumer pratiquement et symboliquement une mobilisation sociale.
Dans ce mouvement contre les violences policières, la gauche est singulièrement à la traine. Pourquoi ? Parce qu’on affleure ici à ses mythes et leur effondrement : la nostalgie d’une gauche tutélaire, dominante, qui maîtrisait la définition de ce qui est politique et de ce qui l’est pas, des bonnes manières de s’engager, de penser les luttes.
Les banlieues et leurs quartiers populaires ont été longtemps des terres de missions pour la gauche; les grands ensembles puis les cités, des territoires acquis d’office, conquis à la cause. Les ouvriers, les travailleurs immigrés, leurs enfants, ont aussi été les premiers à être sacrifiés à la fin des années 1970. La Marche pour l’égalité de 1983 dénonçait déjà les violences policières, l’absence de justice et les discriminations systématiques. Le 3 décembre de cette année-là se réunissaient plusieurs dizaines de milliers de personnes à Paris, qui croyaient à un avenir meilleur, à la fin des discriminations, du racisme… Plus de quarante ans après, le paysage politique n’a en réalité que très peu bougé. La gauche doit y trouver sa part de responsabilité.
Pendant ce temps, les habitants, militants des quartiers populaires ont été à la source d’importantes avancées. Ils ont formulé des critiques, initié de nouveaux engagements qui n’entraient pas tout à fait dans les cases ni dans les logiciels partisans. Des expériences et des pratiques originales de lutte se sont développés depuis des années, souvent à distance d'un monde politique qui refusait la remise en cause que portaient en elles ces nouvelles manière de faire la politique, sur le terrain, au plus proche des souffrances et difficultés ordinaires.
Force est de constater que beaucoup de pouvoirs locaux de gauche ont été artisans de cette mise à distance. C’est un fait : pour de nombreux collectifs issus des quartiers populaires, pour la majorité de celles et ceux qui animent ces manifestations antiracistes, la revendication de légitimité à agir en politique passe paradoxalement par un antagonisme avec la politique et notamment avec la définition que la gauche en a donnée. Cet antagonisme ne contredit en rien une importante expertise politique, nourrie par une diversité d’expériences de terrain, de prises de positions, de références culturelles, qui composent en réalité l’histoire politique française de ces trente dernières années.
Ces derniers jours, cette réalité apparaît aux yeux de tous, révélant ce qui est rompu, en même temps qu’une forme de continuité et la possibilité d’un dialogue intégrant toutes les voix. Afin de ne pas commettre à nouveau les mêmes erreurs, la posture doit changer, les logiques s’inverser. L’humilité et la reconnaissance du travail politique doivent inaugurer de nouveaux rapports entre la gauche et les quartiers populaires. L'aspiration à participer au jeu démocratique est grande, et c'est ce qu'on entend dans le mot d'ordre de "Justice", qui traverse aujourd’hui les revendications de plusieurs générations.
Signataires :
Samir Hadj Belgacem, maître de conférences à l’Université Jean Monnet (Saint-Etienne)
Ulysse Rabaté, président de l’association « Quidam pour l’éducation populaire », Chargé d’enseignement à l’Université Paris 8 Vincennes- Saint-Denis