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Tribune 10 juillet 2023

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La mort de Nahel et l'interdiction faite aux hijabeuses sont les deux faces d'une même pièce

Un collectif international d'universitaires dénoncent les discriminations subies par les « hijabeuses » et déplorent un manque de hauteur médiatique :  « la mort de Nahel et la confirmation de l’interdiction de porter un hijab par les joueuses de football en France sont deux séries d’événements concomitants qui ont été traités isolément par les médias français (...) c’est un tort, tant ils révèlent, dans le premier cas par la police, dans le deuxième cas par la justice, un racisme systémique »

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La mort de Nahel et la confirmation de l’interdiction de porter un hijab par les joueuses de football en France sont deux séries d’événements concomitants qui ont été traités isolément par les médias français. Nous pensons que c’est un tort, tant ils révèlent, dans le premier cas par la police, dans le deuxième cas par la justice, un racisme systémique qui cible des minorités sociales, raciales, ethniques et / ou religieuses. 

Aux yeux de nombreux ministres et médias, il y a d’abord un refus obstiné dans les deux cas de reconnaître une évidence : premièrement, la mort de Nahel n’est pas une « bavure tragique » mais un élément inséparable de l’histoire de la Vème république, d’abord dans un contexte colonial, puis post-colonial : pour ne citer que des cas notoires, création de SOS-Minguettes en 1981 contre ces violences policières, mort de Malik Oussekine en 1986, mort de Zyed en Bouna en 2005 dans un transformateur EDF, jusqu’à ce 27 juin 2023 qui fera date.

Deuxièmement, dans le cas des hijabeuses, s’est imposée une interprétation complètement erronée et qui fait presque consensus : le port de ce vêtement chez ces sportives constituerait un signe de « prosélytisme », a-t-on entendu du côté d’Elizabeth Borne et de Gérald Darmanin. Il est ahurissant que des ministres puissent tenir de tels propos sans vraie crainte d’être contredits.

Ces jeunes femmes veulent juste combiner leur propre définition de la religion où le port d’un hijab est central et l’émancipation de leurs corps à travers une pratique sportive collective. En jouant au football contre des femmes athées, juives ou catholiques, elles ne sont aucunement mues par l’ambition de les convertir, pas plus que ne partagent une dimension prosélyte les processions catholiques à travers le pays, manifestation d’appartenance religieuse dans l’espace public qui, bien sûr, dans une république catho-laïque comme la France, ne dérange personne ou presque.

En Finlande, et ce n’est là qu’un exemple parmi d’autres, la Fédération Nationale de football fournit des hijabs aux jeunes femmes voulant pratiquer le sport. En Angleterre, la femme d’affaire Rimla Akhtar a siégé au conseil de la puissante Football Association de 2014 à 2021 : d’origine sud-asiatique, elle porte un hijab. A

Au Canada, la journaliste télé Ginella Massa, une convertie d’origine panaméenne, présente le journal du soir sur CBC en portant un hijab, sans que les téléspectateurs de Halifax à Vancouver y voient une manifestation d’un quelconque « prosélytisme », ou sans qu’ils et elles y perçoivent la promotion, pour reprendre les mots d’Elizabeth Borne scandaleux envers les « hijabeuses », d’« une idéologie radicale ou séparatiste ».

Il est affligeant de devoir faire ces rappels dans la France de 2023, tant s’est imposée depuis des décennies une laïcité d’interdiction qui, pour constituer désormais une « valeur de la république », contredit de manière flagrante une valeur cardinale de la démocratie : la liberté de pratiquer un culte.

Nourris par des décennies de controverses hexagonales sur « le voile », la Fédération Française de Football, à travers son COMEX et les ministres comme Elisabeth Borne, Amélie Oudéa-Castera et Gérald Darmanin ont complètement intériorisé l’incompatibilité entre l’islam visible et l’identité nationale française, celle d’une laïcité d’interdiction qui s’applique presque exclusivement à leur religion. Cette laïcité est une forme de paternalisme post-colonial où, pour reprendre l’expression de Gayatri Spivak, des « hommes blancs prétendent sauver des femmes basanées de l’emprise des hommes basanés » (white men claiming to save brown women from brown men).

En outre, comme l’a très bien montré la politiste britannique Sara Farris dans Au Nom des femmes : fémonationalisme, les instrumentalisations racistes du féminisme, le racisme anti-musulman -qu’on l’appelle islamophobie ou non - est d’une extraordinaire plasticité et il s’adapte à différents cadres nationaux : aux Pays-Bas, l’islam est stigmatisé comme une religion homophobe et sexuellement rétrograde dans un pays qui célèbre son libéralisme en matières de mœurs comme élément constitutif de son identité nationale.

En Italie, l’islam est perçu comme incompatible avec l’héritage catholique de la nation, en France il est pourfendu comme antithétique à la laïcité de notre République, un concept dont l’instrumentalisation est pourtant (très) récente dans l’histoire.

Ces derniers jours, des maires, députés et ministres ont déploré que les émeutiers s’en prennent à des salles des fêtes, des écoles, des lieux associatifs. À travers l’interdiction qui est faite aux hijabeuses de pratiquer leur sport, les ministres, députés et dirigeants nationaux du sport se livrent à une surenchère symbolique aux conséquences pourtant très concrètes en termes d’exclusion. Que toutes les joueuses dont les convictions religieuses sont visibles dans l’espace public soient définitivement exclues des stades est un coup porté au vivre-ensemble dans le moyen et long terme, comme l’est la destruction physique de bâtiments ces derniers jours.

Cette interdiction exclut la possibilité que des gens différents puissent se retrouver sur un même terrain, pour pratiquer une activité collective, sportive ou non, qui obéit aux mêmes règles. En interdisant, les ministres et officiels du sport cristallisent des sentiments dans les quartiers populaires qui créent les conditions sociales et politiques d’embrasements futurs.

Signataires :        

Olivier Esteves (Université de Lille, France)
Mayanthi Fernando (University of California-Santa Cruz)
Farid Hafez (Georgetown University, Washington DC
Alana Lentin (Western Sydney University)
Shamim Miah (University of Huddersfield)
Tariq Modood (University of Bristol)
Jennifer Selby (Memorial University, St John’s (Canada)
Paul A. Silverstein (Reed College, Portland (Oregon)
Jasmin Zine (Wilfrid Laurier University, Ontario, Canada)