Dans la quasi-totalité des pays européens, l'énergie nucléaire est d'abord considérée comme une énergie destinée à fournir de l'électricité. Le nucléaire doit donc répondre aux questions relatives à toutes les énergies : questions de ressources et d'approvisionnement, questions de fonctionnement, de nuisances et de dangers, question de déchets, mais aussi aux questions d'impacts économiques, sociaux et sociétaux. On peut donc penser que ce n'est pas par caprice que la quasi-totalité des pays européens ont décidé de sortir à plus ou moins long terme de l'aventure nucléaire, voire de ne pas s'y lancer.
Mais en France, le nucléaire a été érigé au rang de dogme. D'abord par le Général de Gaulle, qui le 31 octobre 1945, moins de 6 mois après la signature de l'armistice, 18 mois avant le traité de Paix, instituait par décret le CEA (Commissariat à l’Énergie Atomique) avec pour première tâche de mettre au point l'arme nucléaire française. Cela sera accompli en février 1960, avec les retombées radioactives que l'on sait aujourd’hui. Quelqu’aient été ensuite les gouvernements ils n'ont jamais tenté de réfuter en quoi que ce soit ce dogme, fondamental, incontestable et intangible.
Comme tout dogme, le nucléaire français échappe à la logique commune, ne supporte aucune lumière, ne recoure qu'à l'information tronquée, à la demi-vérité, voire au franc mensonge.
Le dogme nucléaire ne supporte pas la lumière
Ainsi, en 2019, l'accord entre EDF et l’État-actionnaire sur l'indemnisation pour l'arrêt de la centrale de Fessenheim, devant courir jusqu'en 2041 (la centrale aurait alors eu 64 ans de fonctionnement, un record mondial absolu), est resté confidentiel malgré toutes les demandes.
Autre exemple le 21 février 2020, l'annonce des orientations du Plan National de Gestion des Matières et Déchets Radioactifs (PNGMDR) qui prévoit avant toute consultation que la possibilité de libérer certains déchets radioactifs dans l'espace public (ce qui est légalement interdit) sera décidée par dérogations ciblées, c’est-à-dire sans changer la loi, ce qui aurait exigé un débat. On peut mentionner que ce plan (qui pourrait être adopté en décembre 2020) porte sur les années 2019 à 2021.
Autre manque total de transparence le 25 mars 2020, la parution d’ un décret modifiant l'autorisation de création de l'EPR à Flamanville : le décret original du 10 avril 2007 imposait un délai de 10 ans avant sa mise en route. Un premier décret en 2017 repoussait ce délai à 13 ans (pour avril 2020). Pour le nouveau décret, le mot : « treize » est remplacé par le mot : « dix-sept » .
Sans discussion, sans information, sans débat.
Dans le même temps, la Cour des Comptes estimait à 19 milliards d’euros le coût final de ce premier représentant du renouveau nucléaire national, pour 3,7 milliards d’euros de coût annoncé en 2007.
Enfin le 21 avril dernier, en plein confinement : le décret relatif à la Programmation Pluriannuelle de l’Énergie prévoyant qu'en 2050, notre pays en sera toujours à 50% de production électrique nucléaire est pris discrètement et hors de tout débat. C’est la 3e fois en 5 ans qu’est repoussée la date d’atteinte des 50 %.
Cette même programmation envisage de décider de la mise en chantier de 6 nouveaux EPR, dès 2021, soit 2 à 3 ans avant que le prototype (celui de Flamanville) ait pu diverger. Fuite en avant ? En tout cas il s'agirait plutôt d'EPR2, encore sur les planches à dessins d'EDF, alors que le développement de l'EPR actuel avait pris une quinzaine d'années.
« Amortisseur de la décroissance » ?
Comme pour tout dogme, le nucléaire sait s'adapter aux circonstances pour s'attirer de nouveaux adeptes et convertir les récalcitrants.
Les premiers discours vantaient la technologie nucléaire française (sur 393 réacteurs étrangers, 14 sont d'origine française), l'indépendance énergétique nationale (grâce à l'uranium nigérien ou kazakh…) et le coût de l'électricité nucléaire (en Europe, 8 pays payent leurs kWhs moins chers que nous, 14 pays si l'on parle de consommation industrielle).
Aujourd’hui face aux émissions de gaz à effets de serre, l'énergie nucléaire, non-productrice de CO2, devient le remède miracle contre le réchauffement climatique. À défaut de pouvoir la dire renouvelable (ce qui a été tenté par Sarkozy à la COP15 de Copenhague en 2009), l'énergie nucléaire française se pare du titre étrange de « décarbonée ». L'uranium ne contenant aucun carbone, il n'y a aucune « dé-carbonation » au sens propre du terme.
Face à la nécessité de la transition énergétique et au déclin assuré du pétrole, depuis cet été l'énergie nucléaire a été parée du titre « d'amortisseur de la décroissance ».
Nucléaire : de l'illusion à la schizophrénie
Un dogme ne se résout pas par la technique ni par un débat experts contre contre-experts. Le problème tient dans l'illusion mais aussi dans la schizophrénie nucléaire dans lesquelles s'enferment nos gouvernants passés et présents.
Illusion d’une énergie qui deviendrait illimitée grâce au nucléaire, et quasi-gratuite, puisque les quelques 30 milliards d’euros de dettes d'EDF sont couvertes par l’État, c’est-à-dire par nos impôts. Illusion que les problèmes trouveront toujours une solution, puisqu'il suffit de faire un trou pour y enfouir et y oublier nos déchets radioactifs. Illusion enfin , que la maîtrise du temps et de l'espace nous appartiennent, puisque les échéances ou les drames se reportent toujours plus loin : Fukushima n'est pas possible en France, Bure ne sera comblé que dans une centaine d'années.
Schizophrénie aussi, avec un État qui de propriétaire d'un service public s'est mué en actionnaire d'une société anonyme. Actionnaire, l’État voit son intérêt financier dans l'augmentation de la consommation électrique nationale. D'un autre côté, l’État garant de la stratégie énergétique et soucieux de la dérive climatique se doit de prendre des mesures allant vers une diminution de la consommation énergétique. Ainsi que l'a d'ailleurs relevé la Cour des Comptes à propos de l'EPR, l’État n'a pas su trancher entre sa responsabilité de la stratégie énergétique et son rôle d'actionnaire trop passif d'EDF.
Schizophrénie encore, lorsque l’État, sur injonction de la Cour des Comptes s'engage à évaluer la pertinence du programme nucléaire, tout en promettant dans la programmation Pluriannuelle de l’Énergie de construire de nouvelles centrales pour garantir les 50% de nucléaire ad æternam.
Casser le dogme pour ne plus enfermer l'avenir
Casser le dogme c’est décider que l'énergie redevienne un bien public, ainsi que de Gaulle l'avait voulu dès 1946, et quitte le domaine marchand qui autorise toutes les compromissions, les fractures sociales, pour le seul bénéfice d'un actionnaire aveugle. Que ce soit à travers une nationalisation ou la création d'une autorité stratégique nationale indépendante, l’État doit cesser d'être son propre lobby nucléaire. Il doit redevenir ce qu'il a cessé d'être : un évaluateur impartial et un décideur, loin de toutes les influences des marchés, et qui envisage l'avenir comme autre chose qu'une continuation du passé.
Casser le dogme, c'est décider qu'il est possible de tenter de se passer du nucléaire. Arrêter d'engloutir des sommes gigantesques dans un chantier où les erreurs s'accumulent depuis treize ans déjà. Revenir en arrière sur la stratégie inepte de pseudo-retraitement des déchets nucléaires et sur le site CIGEO de Bure, pour évaluer sérieusement – comme l'avait demandé Barbara Pompili avant de devenir ministre – la faisabilité du stockage à sec des combustibles irradiés.
Casser le dogme, c'est surtout s'engager à stopper toute nouvelle construction de centrales et décider, à la lumière des études de Negawatt, de l'ADEME, de Stanford University, de l'Öko-Institut, de lancer un programme d'évaluation réelle des besoins, de réalisations, et d'égalité aussi, pour qu'à l'horizon 2040-2050 il soit possible de considérer le nucléaire comme une énergie du passé. Nous y sommes prêts, nous savons que notre pays peut relever ce défi. Personne ne peut garantir que ce soit complètement possible. Mais ce qui est sûr, c'est qu'en ne décidant rien, en refusant de remettre en cause ce dogme nucléaire, nous n'y arriverons jamais.
C'est une question de volonté politique.
Signataires :
Mathilde Panot, vice-présidente du groupe parlementaire La France insoumise
Loïc Prud’homme, député La France insoumise
Martine Billard, co-animatrice du groupe thématique Planification écologique de La France insoumise
Michel Philippo, co-animateur du groupe thématique Planification écologique de La France insoumise
Jean-Marie Brom, co-animateur du groupe thématique Énergie de La France insoumise
Clémence Guetté, co-coordinatrice de l’Espace programme de La France insoumise
Hadrien Toucel, co-coordinateur de l’Espace programme de La France insoumise