Le 9 janvier 2018, à l’heure où Oprah Winfrey affirme aux États-Unis, lors des Golden Globes, « Nous avons tou•te•s vécu dans un monde brisé par des hommes puissants et brutaux… [...] Mais leur temps est révolu. Leur temps est révolu ! », au même moment, en France, une tribune publiée dans Le Monde par des femmes majoritairement blanches et bourgeoises (qui n’emploient pas l’écriture inclusive) vient au secours de ces hommes puissants, revendiquant leur “droit à importuner” les femmes. Elles nous informent que de toute façon « les accidents qui peuvent toucher le corps d’une femme n’atteignent pas nécessairement sa dignité ». Et que « le viol est un crime. Mais... ». Mais quoi ? « La drague insistante ou maladroite n’est pas un délit, ni la galanterie une agression machiste. »
Harvey Weinstein n’est pas, que nous sachions, un homme maladroit et timide, un peu gauche, incapable d’exprimer ses sentiments, placé dans un état de grande vulnérabilité face aux femmes et qui aurait alors fait quelques tentatives malencontreuses pour leur exprimer son désir. Mais, vraisemblablement, les rapports de pouvoir ainsi que les contextes politique, historique et économique qui les produisent n’intéressent pas les tenantes d’une « liberté d’importuner » qui se tiennent drapées dans le voile bien blanc de leur expérience toute personnelle.
Or, sous couvert d’alerter sur une confusion entre harcèlement, viol et séduction, leur texte la produit en fait directement. Le procédé avait déjà été mobilisé au moment de l’Affaire DSK pour dénoncer les dérives d’un puritanisme rampant qui voudrait abolir ce qui passait alors pour un « doux commerce des sexes ». Une telle inquiétude était déjà pour le moins préoccupante au sujet d’une accusation pour violence sexuelle. Elle est aujourd’hui d’autant plus alarmante qu’elle contribue à disqualifier la parole de millions de femmes de toutes origines sociales qui choisissent de témoigner après un silence trop long et partagent leurs expériences avec les outils dont elles disposent : les réseaux sociaux. Ainsi, en se présentant comme un appel à la vigilance et une entreprise de libération morale, cette tribune ne concourt qu’à une chose : réaffirmer le pouvoir des dominants en sonnant un rappel à l’ordre conservateur.
De même, convoquer le spectre de la censure au moment où ce qui était tu s’énonce et s’explicite est une stratégie d’inversion de la violence : les victimes seraient donc, aux yeux des 100, les bourreaux.
Les signataires de la tribune du Monde ont-elles seulement lu ce qu’elles qualifient de campagne de « délation » ou encore, sans craindre l’excès, de « vague purificatoire » ? Ont-elles seulement pris la peine d’écouter ce que ces femmes ont vécu ? Dans tous les témoignages parus aux États-Unis, en France et ailleurs suite à l’affaire Weinstein, il est question de violence, de peur, d’effroi et de honte. Partout, ces femmes affirment ne pas confondre les rapports sexuels et la séduction consentis avec des gestes et des insultes subis.
De quel camp provient donc la confusion ? Elle agit sans doute davantage parmi celles qui croient voir dans le harcèlement une uniformisation de la « drague lourde ». Et on ne saurait imputer un tel contresens à de l’ignorance ou encore seulement à une méconnaissance de ces situations. Il y a là une volonté politique délibérée : nier la permanence des violences sexuelles et sexistes, surtout lorsque celles-ci sont le fait d’hommes de pouvoir et se perpétuent ainsi dans les milieux les plus privilégiés.
Disqualifier la légitimité de la lutte contre le harcèlement sous prétexte de vouloir sauver le plaisir d'un certain arrangement des sexes à la française consiste à sauver le confort d’un système protecteur des positions de pouvoir entre les sexes, où ces femmes ont une voix audible socialement et autorisée médiatiquement. À l'heure où des femmes de pouvoir dans les industries culturelles, la recherche et les nouvelles technologies américaines mettent leurs privilèges au service des femmes les plus précaires (travailleuses pauvres, femmes racisées, femmes en situation de handicap) en lançant la campagne "Time's Up", une centaine de leurs homologues françaises choisissent de faire front contre la justice sociale.
L’exception culturelle française n’est ici qu’un prétexte permettant de recycler l’accusation de « puritanisme », grand classique de l'anti-féminisme français dont le texte reprend tous les poncifs. Invention prétendument états-unienne, le féminisme partagerait l’un des travers principaux de cette société : son puritanisme et sa pudibonderie. Les féministes s’opposeraient alors aux hommes et à la liberté sexuelle comme des mères la vertu. Mais de quelle liberté sexuelle parle-t-on exactement ou plutôt au bénéfice de qui se fait-elle ? Qui jouit de l’impériosité du désir masculin ? Où s’expriment et se développent le désir et le plaisir des femmes ? À qui s’adresse toujours l’offense ? Qui est systématiquement importuné.e ?
À ces questions pas de réponses parmi les signataires de la tribune, si ce n’est dans un cadre hétéronormé et très codifié qui laisse finalement peu de place à l’invention et à l’inversion alors même que les autrices du texte se plaignent qu’on leur intime de parler « comme il faut ». Le puritanisme ne réside donc pas nécessairement là où on le croit...
Que le texte soit par ailleurs rédigé par des femmes procède aussi d'une stratégie bien connue : opposer aux féministes d'autres femmes qui, elles, ne céderaient pas à la victimisation.
On retrouve ici un geste argumentatif courant qui vise à disqualifier la revendication d’égalité en laissant entendre que celles et ceux qui la portent exagèrent, vont « trop loin » ou sont « des extrémistes ». Or ce mode de délégitimation classique des groupes minoritaires (qu’on retrouve notamment pour disqualifier les modes d’action des groupes racisés) sert principalement à détourner le regard des logiques d’inégalité qui structurent la société. Plutôt que de reconnaître que certains groupes sont l’objet de traitements inégalitaires, il fait porter le tort sur les personnes qui les subissent, les pointent, soulignent que cet état des choses est le produit d’une histoire et ouvrent ainsi la possibilité de remettre en cause le périmètre d’évidences sur lequel repose l’ordre politique et social.
Or, en témoignant sur les réseaux sociaux ces femmes ont au contraire fait un choix politique : précisément celui de sortir de l’état de victime silencieuse et isolée auquel elles étaient assignées jusqu’alors pour participer à un soulèvement collectif et international. Il y a délibérément dans toute critique d’un ordre établi un acte révolutionnaire et le caractère spontané des témoignages parus sur internet révèle aussi qu’il s’agit là d'un mouvement d'auto-défense.
On comprend dès lors que cette union des femmes passe pour si dangereuse qu’il faille la faire exploser, notamment en la dénigrant soit comme a-politique (il s’agit d’hystériques ou de pleurnicheuses) soit comme trop politique (elles mènent une guerre contre les hommes). Cette méconnaissance radicale du projet féministe éclate très précisément ici. Les signataires de la tribune du Monde écrivent : « En tant que femmes, nous ne nous reconnaissons pas dans ce féminisme qui, au-delà de la dénonciation des abus de pouvoir, prend le visage d’une haine des hommes et de la sexualité. » Or, comme le rappelle la féministe noire bell hooks dans « Feminism is for Eveybody » (Le Féminisme est pour tout le monde) en 2000 : « Le féminisme est un mouvement qui vise à mettre fin au sexisme, à l'exploitation sexiste et à l'oppression. […] Cette définition [...] énonce très clairement que le mouvement n'est pas anti-mâle. Il est clair que le problème est le sexisme. »
L’appréciation du corps des femmes, sa mobilité dans l’espace public et son contrôle institutionnel sont la clef de voûte des mouvements conservateurs depuis des siècles. Encore aujourd’hui, la prétendue binarité "originelle" et "biologique" des sexes masculin et féminin est réaffirmée avec vigueur afin de reconduire un ordre de genre qui ne bouleverserait pas les acquis du patriarcat. Notre réponse est une ouverture à toutes les voix qu’on ne saurait résumer à une seule et aux points de vue qu’on ne saurait aplanir ni uniformiser. Nous avons voulu réagir en urgence à une rhétorique réactionnaire qui nous apparaît d’autant plus dangereuse et néfaste qu’elle se targue une fois de plus de liberté.
Ouvrons la voix !
Auteures :
Hourya Bentouhami, philosophe ;
Isabelle Cambourakis, éditrice ;
Aurélie Fillod-Chabaud, sociologue ;
Amandine Gay, réalisatrice ;
Mélanie Gourarier, anthropologue ;
Sarah Mazouz, sociologue ;
Émilie Notéris, auteure et théoricienne queer.
Signataires :
Cécile Chartrain, militante féministe et lesbienne
Nadia Yala Kisukidi, philosophe
Myriam Marzouki, metteuse en scène
Elisabeth Lebovici, critique d’art
Natasa Petresin Bachelez, curatrice indépendante
Zeynep Jouvenaux, programmatrice
Laura Huertas Millan, réalisatrice et artiste
Claire Jude-Fercak, auteure
Ingrid Therwath, journaliste
Isabelle Alfonsi, galeriste
Valérie Gérard, philosophe
Mylène Ferrand, chercheuse
Déborah Neuberg, créatrice de mode et membre de l'A.G. me too
Martina Avanza, sociologue
Éléonore Lépinard, politiste
Armelle Andro, démographe
Audrey Célestine, sociologue
Eva Husson, auteure-réalisatrice
Laura Quérol, auteure
Marie Laure Geoffray, politiste
Poussy Draama
Chloé Pathé, éditrice
Judith Bernard, metteure en scène, enseignante, journaliste
Laure Wolmark, psychologue
Pomme François-Ferron, étudiante
Val Grandgirard, étudiant.e en philo, militant.e queer
Fanny Durand, artiste plasticienne
Julie Maroh, autrice dessinatrice militante
Catherine Brunetti
Mélodie Nelson, autrice et chroniqueuse
Anne Montel, autrice BD et Illustratrice
Aurélie Neyret, autrice illustratrice
Laurence De Cock, historienne
Mallaury Bolanos, étudiante
Anne Verjus, Directrice de recherche au CNRS
Clémence Allezard, journaliste, militante LGBT
Julie Crenn, Curatrice
Jessica Hannoun, étudiante militante
Camille Franger, juriste
Virginie Greiner, scénariste de Bande Dessinée
Gabrielle Jousse
Charlotte de Bruges, blogueuse moche
Anaïs Clech, éducatrice spécialisée
Lucile Durand, assistante sociale
Bénédicte Mathieu
Marie Gloris Bardiaux-Vaïente, autrice et historienne
Laetitia Coryn, autrice BD et comédienne
Elena Moaty, artiste peintre
Laura Le Brasseur, activiste pour la convergence des luttes
Marie Labory, journaliste
Jeanne Sierra, ambulancière
Pauline Clochec, étudiante
Linda Trime, photographe et vidéaste
Valentine Pasche, autrice de Bande Dessinée
Rosa Deluxe, cuisinier·e, militante gouine féministe
Anne-Laure Pineau, journaliste
CLEF Mirail, Collectif Féministe des étudiantEs du Mirail
Mona Bismuth, éditrice
Mélodie Fournier, bijoutière
Aline Namessi, étudiante en psychologie clinique
Marion Cazaux, étudiante en histoire de l’art contemporain, militante féministe & queer
Céline Bouënnec, femme trangenre et infirmière
Farah Cherif Zahar, philosophe
Amélie Wallerant, militante
Anne Grand d’Esnon, étudiante en Lettres, militante féministe
Véronique Symon, militante droits des minorités
Eliz Murad chanteuse et bassiste du groupe Teleferik
Jeanne-A Debats, autrice, professeure
Emilie Hanak, musicienne
Alix Hugonnier, curatrice
Mathilde Hanse, écoutante
Joan Deas, politologue
Krystel Wanneau, doctorante, Université Libre de Bruxelles
Vanina Mozziconacci, philosophe
Isabelle Mornat
Léa Balage, co-secrétaire EELV Île-de-France
Élodie Petit, artiste et poète féministe
Claire Maugendre, autrice et scénariste
Chloé Devis, journaliste
Iris Brey, critique et universitaire
Ikram Douazi, orthophoniste et Queer
Ines Slim, mouvement #metoo
Léa Lootgieter, journaliste
Barbara Legault
Sabrina Mezouar, assistante sociale
Louise Virole, doctorante en sociologie
Pauline Delage, sociologue
Judith Silberfeld
Céline le gouail, artiste, militante queerféministe
Gwen Fauchois, activiste et blogueuse
Michela Frigolini
Viviane De Deuxef, féministe
Muriel Denèfle, doctorante
Clémence Bonnet, brodeuse militant
Laura Lina Vincent
Anne Morvan, professeure de philosophie
Ariane Jousse, professeure de Lettres, écrivain
Emmanuelle Charvet
Mael Le Bars,militant-e queer, prof
Emilie Hallard, photographe et éditrice
Amélie Julliot-Ducouret, Enseignante
Louna Pantoponne, militante queer féministe
Nathalie Aynié, écrivain
Floriane Borel, militante féministe
Alexandra Picheta, étudiante en genre, militante féministe et queer
Nina Col
Nadia Moulay
Juliette Ilher Meyer, journaliste
Sarah Ilher Meyer, curatrice
Delphine Leres, auto-entrepreneure artisane bijoutière, militante convergence des luttes
Carole Maurel, autrice de Bande Dessinée
Anna Faou, fraichement diplômée en étude de genre.
Léa Cousin, étudiante, militante féministe et queer. Laurence Mamin, éducatrice spécialisée
Tiphaine Jézéquel, Mathématicienne
Maïc Batmane, artiste dessinatrice et féministe
le collectif anonyme , collectif anarchofeministe
Rose Ndengue, afroféministe, doctorante en histoire
Rose Butch, artiste
Cathou Wallemacq, grosse, queer, féministe
Amarantha Bourgeois
Lucie Rondou, journaliste
Muriel Douru, autrice et illustratrice
Yasmina Tobbeche, enseignante
Géraldine Franck, militante égalitariste
Nina Capmas, étudiante féministe
Anick-Marie Bouchard, blogueuse et autrice
Christine Webster Compositrice, chercheure co-fondatrice de Polyphones
Barbara Elbène, travailleuse du sexe
Emilie Jouvet, réalisatrice Carole “Nephyla” Thivolle, autrice de bandes-dessinées
Anaïs Bohuon, Maîtresse de conférences HDR Université Paris Sud
Viviane Pougaud
Gaëlle Decombes, militante queer et présidente de l’association OUT’rageantEs
Sam Bourcier
Stéphanie Resche, avocate
Frédérique Clémençon, enseignante et écrivaine
Marianne Niosi, militante féministe
Livia Verton, féministe antiraciste panafricaniste
Hoder, TPG féministe
Marie-Ange Rousseau, illustratrice et autrice BD
Déborah Ribot
Delphine Lacombe, sociologue, chargée de recherche CNRS
Sonia Eguavoen, sage femme
Charlotte Bousquet, autrice et scénariste
Yara Jamali Elo, journaliste
Noémie Sauvage, attachée de presse
Jeanne Puchol, autrice de Bande Dessinée
Marcia Burnier, assistante sociale
Mariane Bellanger, Fondation Maison des Sciences de l’Homme
Corinne Carnevali ,éducatrice spécialisée et formatrice
Emilienne Heddache, Conseillère Principale d'Éducation
Chloé Leboeuf, étudiante en psychologie, féministe & LGBTQI+ friendly
Leila H., activiste, créatrice de la page Check Tes Privileges
Karin Levitre, professeure de Lettres
Déborah Guy, doctorante
Juliette Lancel, historienne et photographe
Émilie Voisin, linguiste
Silyane Larcher, politiste
Anne-Cécile Caseau, doctorant.e
Mathilde Larrère, historienne
Marie Béjannin, cadre RH
Zahra Ali, militante féministe, Professeure assistante à Rutgers University-Newark
Sandrine Musso, anthropologue
Fatima Ali, artiste et militante féministe, Doctorante à Paris-Nanterre
Sam Szymanski, graphiste-illustratrice
Sylvia Besseas, étudiante
Rim Jamali
Noomi B. Grüsig, traductrice et éditrice
Sophie Frammery
Caroline Izoret-About, secrétaire de rédaction
Vanessa Caru, historienne
Lila Clairence, autrice et metteure en scène
Carmen Pedocchri-Ferrer, étudiante
Camille Foubert
Christelle Da Cruz, assistante sociale et auteur
Perrine Clabaux, communicante
Nadia Kaici
Aurélie Barbier, urbaniste
Anna Euvrard
Collectif féministe Gras Politique
Fanny Lopez, historienne, chercheuse
Sabrina Melenotte, anthropologue
Audrey Royer
Vikken, activiste trans
Flore Guiffault
Ilana Eloit, doctorante en études de genre
Delphine Rieu, autrice et éditrice
Tatiana Todeschini, illustratrice et militante féministe
Giulia Tognon
Geneviève C. Ferron , chorégraphe, Montréal, Qc, Canada
Valérie Caillon-Gervier, artiste
Sarah Lévénès
Norah Benarrosh-Orsoni, anthropologue, Ehess
Hélène BOLAMOH, militante afroféministe
Marie Moinard, Autrice et Éditrice féministe
Audrey Racine, journaliste
Clémence Moreau, psychologue féministe
Anne Plaignaud, philosophe
Laure Vericel, militante féministe
Sarra Majdoub
Monique Maitte, Collectif SDF Alsace - Femmes sans-abri
Laure Salmona, militante féministe
Lallab, association féministe et antiraciste.
Ndella Paye
Anaïs Bourdet, fondatrice de Paye ta shnek
Maeril, illustratrice & activiste
Ynaée Benaben, fondatrice d’En Avant Toutes et responsable des programmes
Louise Delavier, responsables des programmes d’En Avant Toute(s)
Cornelia Schneider, travailleuse sexuelle