Au soir d’une vie bien remplie, discrètement, humble parmi les humbles, mon oncle Charles Piaget s’en est allé, comme il a vécu, sur la pointe des pieds (lire ici l’hommage de Mediapart au « héros de la lutte des Lip » par Romaric Godin et là l’entretien en forme de « leçon de liberté » qu’il avait accordé à Rachida El Azzouzi en 2013).
Je l’aimais beaucoup ! Mon père, mon oncle Charles, mon grand ami Henri Burin des Roziers, tous ces modèles de vie ont compté pour moi, ils m’ont construit…
Charles était habité par la dimension du politique qui a pour but la recherche du bien commun. Il était pour moi un « révolutionnaire ». Pas quelqu’un qui veut mettre la société à feu et à sang, mais qui, par une action tenace, obstinée, agit pacifiquement en sorte que la « Loi », au sens large, soit généreuse, la règle commune et la même pour tous. La même pour tous… Charles, homme de concorde, paix et fraternité.
Il était un utopiste : non un doux rêveur comme se plaisent à le caricaturer les nihilistes mais un visionnaire. L’utopie ? Ce qui adviendra demain… Il pointait que l’humanité a connu l’esclavage, puis le servage, enfin le salariat ; que le salarié est lié à l’employeur par un contrat de subordination et n’a rien à dire à la marche de l’entreprise.... Il considérait, comme une honte publique, la surveillance de l'homme par l’homme. Tant que l'homme aura besoin d’être surveillé, une justice sociale ne peut exister.

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S’il faut distinguer parmi ses nombreuses qualités, une s’impose : la bonté : Charles avait la bonté chevillée au corps. Il a beaucoup donné au service des autres, ferraillé pour avancer tous ensemble et faire reculer l’injustice. Une autre qualité est sa marque de fabrique : la tolérance, sans doute héritée de son histoire.
Livré à la rue dans sa petite enfance et à la petite délinquance, il était promis à la déviance. L’intuition de son père, la rencontre providentielle de mes grands-parents Ubbiali, couple généreux qui l’accueille définitivement à la mort de son père – Charles avait quinze ans –, lui apportent affection, éducation, socialisation, hygiène et vraie famille. Sa vie en est bouleversée. De ce temps incertain où son sort s’est joué sur le fil du rasoir, Charles a gardé une grande tolérance. Il connaissait pour l’avoir expérimenté le poids des déterminismes sociaux. Il savait l’importance de la sociologie. Tolérant, Charles était respectueux de l’autre et de l’avis contradictoire.
J’ai toujours été impressionné pas sa grande intelligence. Né dans un milieu favorisé, il eut été promis à de brillantes études. Son savoir, ses compétences, sa compréhension de l’âme humaine auraient pu lui ouvrir les portes de tâches reconnues, socialement gratifiantes, bien rémunérées. Il n’était pas seulement un grand militant. Ses talents étaient multiples : mécanicien de haute précision, il était un professionnel accompli. Mon père, un Lip – trésorier occulte du conflit –, qui l’avait fait rentrer chez Lip en 1946, et admirait son beau-frère disait de lui qu’il était le meilleur outilleur de l’usine.
J’ai assisté à de nombreuses assemblées générales lors du conflit Lip en 1973 où son charisme a fait merveille, et je peux témoigner de ses immenses qualités de pédagogue. Avec ses mots à lui, ceux de sa classe sociale et de la culture ouvrière, il savait démonter les mécanismes de la peur insidieuse, mobiliser, et galvaniser les ardeurs.
Sa psychologie, sa grande assise, sa force mentale tranquille, la confiance qui l’habitait, tout ça rassurait ses amis. D’un tempérament intrépide, sinon téméraire, il semblait ignorer la peur. Il lui a fallu une exceptionnelle force de caractère pour supporter la pression et la notoriété qui le désignait comme le principal animateur du conflit Lip.
Son courage était aussi physique. Gravir seul le Mont Blanc à partir de Champel, d’une traite et chaussé de seules tennis, sans recours aux remontées mécaniques, ne le rebutait point. Arrivé au pied du couloir du Goûter, à 3500 mètres d’altitude, et face à son manque d’équipement, un guide lui avait barré le passage…
Charles était insensible aux honneurs, aux distinctions, aux privilèges, au pouvoir corrupteur de l’argent. Personnalité discrète, humble même, il est resté modeste en dépit de sa notoriété. Dépourvu d’ambition personnelle, sa vocation syndicale n’était polluée par aucun souci d’avantage personnel ni surtout de promotion.
Militant de gauche – donc de partage –, de profonde conviction, partisan d’un socialisme non autoritaire, au parcours exemplaire, travailleur qui lit et réfléchit, démocrate jusqu’au bout des ongles, militant ouvrier porteur de la culture ouvrière. Par conviction, par solidarité envers sa classe sociale, la classe ouvrière, il a délibérément choisi de lui rester fidèle. Charles était homme de fidélité.
Je suis très fier que ce soit mon père qui l’a initié au syndicalisme : l’élève allait rapidement dépasser le maître. Sa vocation syndicale a muri au sein de l’Action catholique ouvrière, l’ACO. C’est poussé par son entourage, qui reconnaissait ses compétences, sa lucidité, sa sagesse qu’il est sorti du rang. Pourvu d’une grande autorité naturelle, c’est la base qui l’a désigné et a fait de lui un leader.
Un leader ? il ne voulut point l’être : il martelait : « Emergence d’un leader = déficit démocratique… ».
Ça n’est pas le plus connu de ses tropismes, mais Charles était profondément écologiste. Ascète au mode de vie frugal, travailleur pauvre, il vivait chichement, de presque rien, rétif à tout alcool, se contentant lors des meetings, d’une pomme en guise de repas. Il s’est déplacé longtemps à bicyclette. L’âge venu, il a dérogé en investissant dans l’achat d’un… VéloSolex. Le foyer de Charles – famille aux six enfants – n’a jamais connu la voiture. Elle est partie deux fois en vacances. Il lui est arrivé d’aller voir Françoise, sa fille, en stage à Lons-le-Saulnier – 200 km au total – en Solex. Jean-Marc, son garçon suivait en mobylette.
Sur le chemin du travail, juché sur son « teuf-teuf », il croise un jour Fred Lip, son presque voisin. Le patron le toise au volant de sa puissante Ferrari. Charles a souvent raconté la scène : « Piaget, je pourrais t’écraser … ». Charles, placide : « Mais faites donc… ». Scène symbolique qui marie deux mondes, où se côtoient deux univers, où l’homme à la silhouette frêle et fragile incarne la vertu, le juste droit, et la conviction obstinée…
Les innombrables marques de sympathie adressées à la famille en ces jours de deuil, témoignent de l’affection portée à Charles. Très aimé, adulé pour ce qu’il incarnait, perçu comme le miroir de toutes les aspirations du peuple de gauche, Charles était un modèle.
Je me réjouis de constater que la bonté, la générosité, la droiture, le désir de justice, restent des valeurs reconnues. C’est ce qui permet à une société de tenir encore debout. Le peuple de gauche est bien vivant et ne saurait mourir car consubstantiel à l’injustice.
Charles était un habitué du rassemblement annuel des Glières en Haute-Savoie, où nous habitons. J’ai été maintes fois témoin du bonheur d’anonymes venus le saluer, se faire photographier avec lui : « Charles, c’est un honneur de vous serrer la main… » et vraiment c’en était un…
Ses dernières années, Charles se culpabilisait beaucoup, s’en voulait de n’avoir pas été plus présent à sa famille. Réunions syndicales, meetings, ont ponctué sa vie, on pourrait presque dire, son second métier, celui de militant. Charles et Annie – la sœur de mon père – ont eu six enfants. Annie ma tante a eu fort à faire avec les innombrables tâches domestiques, et n’a pas eu la vie facile… Épouse adorée de Charles, elle est décédée en 1982.
De son enfance, Charles avait gardé des fêlures, des manques, des blessures. S’il était plein de bonne volonté, il était gauche avec ses enfants, pas toujours à son avantage. On ne sort pas impunément d’une enfance cabossée, privé de mère et d’une vraie famille. Charles n’a jamais connu sa génitrice qui a abandonné très tôt le foyer familial : partie en catimini sans laisser d’adresse. Ignorant tout des raisons de son geste et ce qu’elle était devenue, il ne l’a jamais accablée.
Il a été privé de la douceur du berceau, d’attentions, d’affection. Par nécessité, privé de modèles, poussé par une formidable pulsion vitale, il a dû se débrouiller seul.
Sensible à toutes les détresses : le chômage, le sort des migrants, celui de la Palestine bien sûr, les multiples injustices, toute son existence a été marquée du sceau de l’éthique.
De cette vie exceptionnelle, lumineuse, je voulais, en ce jour de tristesse mais aussi de reconnaissance, porter témoignage.
Mon cher Charles, toi qui aimais tant les beaux arbres, la belle nature, les paysages immaculés et purs de haute montagne, les Alpes, repose en paix du sommeil du Juste.

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