Paul Bensussan nous a fait parvenir la réponse suivante au billet de blog de Marie-Christine Gryson intitulé «Dr. Bensussan à Outreau, une imposture fantomatique ? A vous de juger !»:
« A la suite de l’article paru le 10 mai 2014 sous le titre « Dr Bensussan à Outreau : une imposture fantomatique ? À vous de juger », je tiens à apporter les précisions suivantes :
Psychiatre, expert agréé par la Cour de cassation et par la Cour pénale internationale, j’ai été entendu le 17 novembre 2005 à la demande de la défense lors du procès d’assises en appel de l’affaire dite d’Outreau : mon intervention portait exclusivement sur les manquements méthodologiques qui avaient permis à la justice, en se fondant sur les certitudes des experts, de confondre vérité psychologique et vérité historique. Au détriment de la vérité judiciaire.
Dans la tribune publiée hier sur votre site par ma collègue Marie-Christine GRYSON, je me trouve gravement mis en cause, tant au plan de la déontologie que de la compétence. La tonalité diffamante du propos le dispute ici aux nombreuses contre-vérités disséminées, Madame GRYSON misant sur l’amnésie du public pour réécrire l’affaire d’Outreau, se poser en visionnaire et tenter de faire oublier le ridicule dont elle s’est couverte à l’époque.
Hasard du calendrier ? L’interview dans laquelle je rappelais, dans le journal Libération, la nécessaire rigueur expertale et la prudence avec laquelle il fallait analyser les révélations [1] était publiée lors du procès d’Outreau en première instance, le 17 mai 2004 : c’est le lendemain que la spectaculaire rétractation de la principale accusatrice, Myriam Badaoui, allait révéler à la France médusée l’ampleur du désastre.
Il est parfaitement exact – je le revendique - que je n’ai pas examiné les enfants d’Outreau : mon intervention en tant que sachant était strictement méthodologique, légitimée par mes publications, bien antérieures, sur l’analyse de la fiabilité des dévoilements d’abus sexuels. Dès mon premier ouvrage [2], j’avais en effet attiré l’attention de mes pairs comme des magistrats sur l’inflation d’un phénomène en net déclin aujourd’hui : les allégations d’inceste au cours des séparations parentales conflictuelles. Mes travaux ont été jugés suffisamment rigoureux et pertinents pour que je fasse partie durant deux années d’un groupe de travail à la Chancellerie, donnant lieu à la remise d’un rapport au Garde des Sceaux. Et ce alors que l’affaire dite d’Outreau n’avait pas éclaté et que la notoriété de ma collègue, qui m’accuse d’y avoir fondé la mienne, n’avait pas franchi les limites de la Cour d’appel de Douai.
Car on ne peut rien comprendre à la véhémence de Marie-Christine GRYSON si l’on perd de vue d’une part, que sa réputation est née d’un immense fiasco et d’autre part, que son approche professionnelle est biaisée par son militantisme. Elle essaye depuis lors de faire oublier celui-là en exaltant celui-ci. Son ton a bien changé, depuis qu’elle se recroquevillait à la barre, sous les questions d’Eric Dupond-Moretti et se retranchait sans vergogne derrière son co-expert, comme le décrit si bien l’article de Stéphane Durand-Souffland, publié le 5 juin 2004 dans les colonnes du Figaro [3] :
- Kevin dit-il la vérité ? demande Eric Dupond-Moretti
Le journaliste développe la façon dont Marie-Christine Gryson « noie le poisson », refusant désormais de répondre à la question posée [le séisme de la rétractation avait éclaté entre-temps]. Le président demeure étonnamment ferme : « Expliquez-vous, Madame ».
La victimologue, dans la peau d'une victime : « Je vais essayer de rester sereine... Je ne suis qu'une petite psychologue de terrain. Cela fait dix ans que je suis agressée comme cela... Ce métier n'apporte aucun confort moral ou financier...»
Le président : « On vous a posé une question précise ». Marie-Christine Gryson : « Je n'ai pas de réponse précise.» Eric Dupond-Moretti : « Pourquoi ne répondez-vous pas, puisque vous l'avez écrit ? » L'expert : « C'est une dualité d'experts ».
Oui, décidément, le ton de Marie-Christine Gryson a bien changé depuis son éviction du procès. Car lorsqu’elle revendique le choix de « ne pas revenir déposer une troisième fois car certains avocats de la défense [l]'agressaient violemment », elle semble omettre les doutes exprimés par le Président de la Cour d’assises sur son impartialité. Que je sache, Marie-Christine Gryson n’a pas attaqué en diffamation les médias qui avaient clairement, à l’époque, parlé de son dessaisissement par le Président Jean-Claude Monnier, qui estimait que "l'apparence de l'impartialité et de l'indépendance de Mme Gryson [n’était] pas réunie". Il avait alors, selon la presse, donné acte "de l'existence de liens financiers entre l'association « Balise la vie », dont Madame Gryson était présidente et le Conseil général du Pas-de-Calais, partie civile au procès". L’experte étant finalement hospitalisée et fournissant un certificat médical justifiant son absence.
Il est étrange, pour un expert, de choisir ne pas soutenir son rapport à la barre au seul motif qu’il peut être bousculé par des avocats qui en contestent la teneur : mieux vaut alors s’orienter vers d’autres spécialités que l’approche psycho-légale, car il est difficile d’admettre que l’oralité du débat d’assises devrait préserver les experts trop fragiles ou susceptibles.
Il est non moins étrange, comme je l’avais écrit à l’époque, de confondre l’approche médico-légale et l’approche thérapeutique et de suivre, en thérapie, les « petites victimes » que l’on a expertisées. Fût-ce de façon bénévole.
J’ai toujours veillé à ne pas adopter de position militante, même pour les plus nobles causes : et quelle plus noble cause que la protection des enfants victimes d’abus sexuels? Je rappelais, à l’époque, que le militant ne pouvait être expert : si l’on part du postulat que dès lors qu’un enfant « révèle » un abus, cet abus a nécessairement eu lieu, nul besoin d’experts. De même, si l’on part du principe que la condamnation de celui (ceux) qu’il dénonce est la première (et nécessaire) étape de la réparation psychologique, cette position compassionnelle devrait dispenser celui qui l’adopte d’une évaluation de la fiabilité des propos, pourtant nécessaire en justice.
Je l’ai dit et je l’assume : prendre la parole d’un enfant au sérieux ne revient pas à la prendre à la lettre. L’expert a le devoir (c’est même le sens de sa mission) de décrypter, d’interpréter, de mettre en balance le contenu de la révélation avec le contexte dans lequel elle a surgi. Marie-Christine Gryson irait-elle jusqu’à soutenir, aujourd’hui, que les meurtres d’enfants, décrits avec des soubresauts d’angoisse hallucinée par l’un des enfants du couple Delay-Badaoui, ont réellement eu lieu, alors que les fouilles aux endroits indiqués n’ont jamais retrouvé aucun cadavre ? Que les viols zoophiles, qu’elle validait sans discernement dans ses premières expertises (avec un léger doute exprimé pour les chevaux), ont également eu lieu ? Alors qu’elle ne s’est même pas interrogée sur le fait que les enfants, exposés à l’imagerie pornographique depuis le berceau, avaient pu être confrontés à des scènes zoophiles ? Dirait-elle encore que tous les enfants ont été victimes de tous les adultes qu’ils ont désignés, à la suite de leur mère ? Autrement dit, que les acquittés sont en réalité des coupables ? Que les juges d’appel se sont lourdement fourvoyés ? Et que seul le verdict de première instance, qu’elle évoque avec nostalgie dans sa tribune, revêt un sens à ses yeux ?
Si elle relisait attentivement son rapport d’expertise, elle pourrait bien continuer à prétendre qu’elle seule était dans le vrai : ses conclusions étaient en effet rédigées dans un style si péremptoire qu’il ne permettait pas au magistrat instructeur le moindre recul critique. Le collège d’experts ne laissait aucune place au doute. Qu’on en juge :
- 3° X. DELAY n'est en aucune façon mythomane
- 4° X. DELAY n'a pas de tendance pathologique à l'affabulation
- 5° Aucun élément de nos examens ne permet de penser que X. DELAY invente des faits, ou cherche à imputer des faits à des personnes non concernées – sont témoignage reste mesuré, discriminant ses agresseurs du reste des autres personnes mise en cause, avec constance et cohérence [ce qui signifiait, en clair, que tous les adultes désignés par les enfants étaient autant de coupables]
- 6° X. DELAY a une perception de la réalité qui est celle de toute personne non délirante : il distingue le vrai du faux, le réel du rêve. [L’enfant était décrit dans le corps du rapport comme « revivant la scène du meurtre »].
Pour ne pas raviver la polémique, le prénom de l’enfant a été supprimé. Mais cela ne change rien : les conclusions des experts étaient identiques pour les quatre enfants, aux fautes d’orthographe près ! Allez, je peux bien le révéler aujourd’hui : j’ai personnellement attiré l’attention d’un avocat [4] sur le fait que la faute d’orthographe « sont témoignage », reproduite à l’identique dans les conclusions pour chacun des quatre enfants du couple Delay-Badaoui, était en quelque sorte l’ADN du « copié-collé », que mon estimé collègue Jean-Luc Viaux, au contraire de sa co-experte Madame GRYSON, aura eu le fair-play (et l’obligation) de reconnaître à la barre, au cours de son audition lors du procès en appel. Étonnamment, personne n’avait remarqué jusqu’ici cette coquille digne de « serial-experts », qui révèle une lecture étonnamment simple, pour ne pas dire simpliste, de révélations complexes. Mais au moins son co-expert, dont j’ai toujours souligné l’érudition et qui fait partie des meilleurs d’entre nous, aura-t-il eu l’élégance, devant la Commission d’enquête parlementaire, d’exprimer une auto-critique qui fait singulièrement défaut à Madame GRYSON: «Nous n’avons pas eu assez de doutes dans cette affaire», avait alors reconnu Jean-Luc Viaux.
Le fait que ces meurtres d’enfants et ces viols zoophiles ne soient pas avérés ne signifie pas que les enfants avaient « menti ». Mentir, c’est altérer sciemment la vérité : c’est pourquoi je n’ai pas parlé de mensonges pour évoquer le discours d’enfants victimes, traumatisés, parfois mal interrogés, contaminés par la médiatisation du procès de leurs parents, qui se trouvaient également être leurs bourreaux : car je n’ai jamais contesté que les enfants du couple étaient, d’abord, de grandes victimes. Ce qui ne permet pas de valider, sans discernement, l’intégralité de leur récit. L’espace me manque ici pour développer, comme je l’ai fait dans mes publications, avec le tact et la technicité que me reconnaissent les magistrats qui continuent de m’honorer de leur confiance, les différences entre le mensonge enfantin et les confusions involontaires entre l’imaginaire et la réalité. Seuls des détracteurs militants et fanatiques peuvent traduire ce propos nuancé et technique en accusation de mensonge enfantin. Je me contenterai donc de citer la dernière lettre de Marie-Antoinette à sa belle sœur, Madame Elizabeth de France, écrite le 16 octobre 1793 quelques heures avant son exécution. Marie-Antoinette avait été accusée d’inceste. Voici ce qu’elle écrit à sa sœur :
- « J'ai à vous parler d'une chose bien pénible à mon coeur. Je sais combien cet enfant doit vous avoir fait de la peine. Pardonnez-lui, ma chère soeur : pensez à l'âge qu'il a, combien il est facile de faire dire à un enfant ce que l'on veut, et même ce qu'il ne comprend pas.»
La mère des enfants elle-même, Myriam Badaoui, avait un point de vue plus subtil que celui de Marie-Christine Gryson, lorsqu’elle répondait au Président, qui essayait de comprendre comment les enfants avaient pu suivre les fabulations de leur mère :
“Ils ne mentent pas, Monsieur le Président… Mais parfois, ils se trompent…”
J’ai reconnu que l’expertise psychiatrique et psychologique ne permettait pas toujours de parvenir à des certitudes, en tout cas au sujet de la vérité historique (ce qui s’est réellement passé) : l’approche probabiliste s’impose à l’expert impartial. Dès lors, on pourrait être tenté, comme certains le préconisent, de « croire » systématiquement l’enfant qui dévoile : ne serait-ce pas lui infliger un second outrage, un autre traumatisme, que de ne pas prendre son propos à la lettre ? Cela ne reviendrait-il pas à le condamner à une souffrance sans fin, si l’on conçoit la réparation judiciaire comme le préalable indispensable à la réparation psychologique ? C’est pour cela que j’ai toujours, dans mes travaux, combattu le terme de « crédibilité », désormais éradiqué de la mission d’expertise : mieux vaut analyser que de « croire » et je préfère, en la matière, rester technique. Et agnostique. C’est à ce sujet que je rappelais, lors du procès en appel d’Outreau, les dommages collatéraux d’une interprétation littérale des allégations : ils ne se limitent pas à la condamnation d’innocents, conduisant également à condamner à perpétuité tout enfant présumé victime : condamnation à grandir, à vie et pour son bien, dans la conviction d’avoir été violé.
Adepte fervente du « toujours vrai », ma collègue m’accuse, sur un ton proche de l’invective (elle, qui dénonce mes prétendus manquements à la déontologie, n’hésite pas à me traiter d’imposteur) de jeter le discrédit sur la parole des enfants victimes. Cette accusation intolérable méconnaît l’esprit même de mes publications et de mon enseignement. Mais aussi l’honnêteté et la nuance de mon travail expertal, dont l’impartialité n’a jamais été remise en cause. La position de Marie-Christine Gryson a le mérite de la simplicité. Mais il faut également reconnaître au désastre auquel elle a contribué, désigné par des magistrats français tirant les leçons d’Outreau comme “Les nouvelles sorcières de Salem”, le mérite d’avoir mis ses pairs en demeure, depuis l’affaire d’Outreau, de rédiger de façon moins péremptoire, plus prudente, plus rigoureuse. Et enfin celui d’avoir illustré, au-delà du possible, cette merveilleuse citation d’Alain :
«Rien n’est plus dangereux qu’une idée, quand on n’a qu’une idée…»
Docteur Paul BENSUSSAN
[1] « Un expert analyse le témoignage des enfants : il existe différents types de vérité » Libération, 17 mai 2004
[2] Inceste, le piège du soupçon, éd. Belfond, 1999
[3] « Outreau : les psychologues vaincus par K.O. », Le Figaro, 5 juin 2004
[4] Maître Blandine LEJEUNE