Un « symbole » plus qu’une « arme contre les terroristes » : voilà comment le Premier Ministre a lui-même défendu l’extension de la déchéance de nationalité aux « binationaux » nés Français.
Oui mais symbole de quoi ? De l’inégalité des Français devant la loi ? D'une nationalité en sursis ? On a raison de dénoncer ce premier symbole dangereux.
Symbole aussi, on l'a moins dit, d'une victoire idéologique de la droite quant à la manière dont il faudrait punir.
Traditionnellement, deux conceptions s'affrontent en matière de justice, sans qu'aucune, bien sûr, ne se soit jamais présentée à l'état pur dans l'histoire. L'une est tournée vers l'avenir, la prévention, la réinsertion, la protection toujours améliorée de la société. Elle veut avant tout bien identifier les causes du crime pour pouvoir mieux lutter contre lui. L'autre, appelée "rétributive" par les philosophes, entend donner à chacun son dû, estimant que Justice doit être rendue coûte que coûte, au nom de la responsabilité pleine et entière qui a, selon les partisans de cette conception, présidé à la commission de l'acte. Il faut donner à chacun ce qu'il mérite, indépendamment de ce qui se passera plus tard : fiat justitia, pereat mundus ! Que la justice soit, le monde dût-il en périr !
Rien n’empêche, bien sûr, les humanistes de tout bord d’adopter l'une ou l'autre vision, et d’en appeler, par charité (c’est-à-dire pour des raisons qui ne regardent ni la justice ni l'efficacité de la réponse pénale), à l'amélioration des conditions de détention des condamnés. Mais le progrès de la protection de la société, suppose, lui, qu'on interroge avant tout les causes du crime pour le combattre à la racine.
Ainsi, c’était bien une authentique volonté d’efficacité qui était au cœur de la réforme pénale du 15 août 2014 portée par Christiane Taubira. A l’époque, son projet de loi avait été vivement combattu par la droite... et par une partie du PS, avec, en tête, Manuel Valls. Tenant le coup sur la peine de probation et d’autres dispositions de moindre importance qui visaient à combattre la récidive, la Garde des Sceaux avait dû reculer sur la suppression des tribunaux correctionnels pour mineurs et sur celle de la rétention de sûreté, tous deux maintenus. Manuel Valls avait même réussi le tour de force d’introduire dans la loi l’abaissement du seuil pour les aménagements de peine à un an au lieu de deux auparavant pour les primo-condamnés, mesure consistant à durcir la réponse pénale, indépendamment des conséquences de ce durcissement sur la suite de la vie judiciaire du prévenu –une victoire des partisans d’une conception rétributive de la justice.
Avant cela, le Ministre de l'Intérieur avait réaffirmé sa posture idéologique et critiqué, dans une lettre envoyée directement au Président de la République, le « socle de légitimité fragile » sur lequel reposait, selon lui, l’avant-projet de loi qui avait été préparé au moyen d’une conférence de consensus (c’est-à-dire d’un jury indépendant de spécialistes aux compétences variées ayant eux-mêmes procédé à un grand nombre d’auditions). Manuel Valls remettait par là-même en question la portée, dans le fonctionnement du système pénal, de l'analyse des causes du crime par les sciences sociales. Une inspiration que le Premier Ministre a retrouvée quand il a fustigé récemment, d'abord devant l'Assemblée, puis lors d'une commémoration publique, les « excuses» dont seraient selon lui porteuses ces mêmes sciences sociales.
C'est donc un match retour, le premier s’étant soldé par un match nul, que nous sommes en train de vivre aujourd’hui. Un match entre les partisans d'une justice tournée vers l'avenir, vers l'amélioration continue de la prévention, et ceux d'une justice tournée vers le passé, et punissant pour punir. Un match entre ceux qui veulent une justice efficace et cherchant à démêler les causes du crime, et ceux qui prônent une justice rendue seulement au nom de l'acte commis et refusant catégoriquement de s'interroger sur les traits sociaux et psychiques partagés par les criminels : des hommes (surtout des hommes) ayant, et c’est particulièrement vrai pour les terroristes, le plus souvent grandi et vécu à l'ombre des ségrégations sociales, ethniques, culturelles, que le Premier Ministre dénonçait pourtant à grands cris au lendemain de Charlie Hebdo.
Pourtant, dans la lutte contre le terrorisme, c'est d’abord, et plus que jamais, la volonté d’efficacité qui devrait inspirer les mesures gouvernementales, c’est-à-dire celle de combattre, de prévenir et de protéger. Or tout le monde s’accorde, à commencer par le Premier Ministre, sur l'inutilité de la déchéance de nationalité face à la menace terroriste. Alors pourquoi vouloir exciter à tout prix, dans l’opinion publique, le goût de la sanction pour elle-même ? Les bas instincts de la vengeance et de la suspicion ? La jouissance vaine de la revanche indifférente aux origines du mal ainsi qu’à l’avenir de la paix ?
En déniant aux terroristes la nationalité française, on s'interdirait d'interroger le modèle républicain. Tout comme on lutterait moins bien demain contre la criminalité, si (dans un Etat de droit de droite) on décidait avant tout de punir pour punir et de passer systématiquement sous silence les "causes" qui expliquent, sans jamais la "nécessiter", la forme particulière que prend le crime en fonction des situations sociale et psychique du contrevenant. Que deviendraient notre justice, notre pays, si on décidait de taper plus fort sur les criminels, et avec le sourire, sans taper plus fort en même temps sur la criminalité - en l’espèce sur le terrorisme ?
Le plus embêtant dans tout ça, c'est que, cette fois, contrairement à ce qui s'était passé pour la réforme pénale, la droite du PS a entraîné dans sa passion rétributive tout un pan de l'aile gauche du parti.
Certes, en réclamant la "déchéance pour tous" ou même l'indignité nationale, la gauche du PS souhaite rétablir l'égalité entre les "Français de souche" et les autres (voilà où nous en sommes : à manier quotidiennement ces expressions-là). Certes, elle cherche avec habileté à ménager une sortie par le haut à un gouvernement qui s'égare au nom de ses valeurs à lui.Mais en rétablissant l’égalité devant la loi, tout en criant : « Nous sommes tous des Français en sursis, première, deuxième, troisième génération ! » la gauche du parti socialiste ouvre, sans doute sans le savoir, toute grande la porte à la passion rétributive en défendant l’une de ses manifestations les plus incongrues.
Déchéance universelle, indignité nationale... et pourquoi pas un T comme « Terroriste » tatoué dans le dos ? Droit de droite ! Folie d’une justice qui se croit rendue pour elle-même ! Non pas celle qui prévient, non pas celle qui protège, mais celle qui excite les pulsions de qui veut rendre coup pour coup ! Alors allons-y carrément : rétablissons la peine de mort, coupons des mains, crevons des yeux, faisons baver ces criminels qui s’en moquent totalement ! Ces salauds-là n’auront que ce qu’ils méritent ! Et tant pis si ça continue. Vive les symboles !
Très bien, très bien, faites-vous plaisir. Mais au lieu de s’écharper sur la question de savoir s’il faut, ou non, inscrire des méchancetés ou des bêtises dans la Constitution, les Parlementaires seraient mieux avisés de retirer son bandeau à la Justice, afin qu’elle interroge, vraiment, lucidement, le crime et ses causes, pour les combattre réellement. Pas symboliquement.