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Tribune 18 mai 2024

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Les juges français doivent confirmer le mandat d'arrêt émis contre le Président syrien Bachar el-Assad

« Un dictateur impitoyable peut-il éviter d’être tenu responsable de l'utilisation d'armes chimiques contre sa propre population au motif qu'il jouit d’une immunité en tant que chef d'État en exercice ? ». Alors que la Cour d'appel de Paris rendra sa décision le 26 juin prochain sur cette question, Stephen Rapp - ancien Ambassadeur extraordinaire des États-Unis pour la justice pénale internationale sous l'administration Obama - plaide pour que l'immunité ne soit pas synonyme d'impunité. 

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Un dictateur impitoyable peut-il éviter d’être tenu responsable de l'utilisation d'armes chimiques contre sa propre population au motif qu'il jouit d’une immunité en tant que chef d'État en exercice ?

La Cour d'appel de Paris rendra sa décision le 26 juin prochain sur cette question dans le cadre des poursuites pénales ouvertes en France contre le dirigeant syrien Bachar el-Assad pour les attaques chimiques d’août 2013.

La Cour internationale de justice (CIJ) a considéré en 2002 que les chefs d'État, chefs de gouvernement et ministres des affaires étrangères en exercice (la « troïka ») jouissaient d'une immunité personnelle devant les tribunaux étrangers nationaux – mais non devant les tribunaux internationaux. Cet arrêt suggère que Bachar el-Assad ne saurait être poursuivi devant les tribunaux français. Mais l'Histoire ne s'arrête pas là.

Bachar el-Assad ne peut pas être jugé par une juridiction internationale, la Syrie n’étant pas partie à la Cour pénale internationale (CPI) : celle-ci n'est pas compétente. En 2014, l’Etat français a présenté une résolution au Conseil de sécurité des Nations Unies pour que la situation en Syrie soit renvoyée devant la CPI, mais la Russie et la Chine y ont opposé leur veto.

Les victimes de ces attaques à l'arme chimique, dont certaines sont françaises, se sont donc tournées vers la justice nationale. En novembre 2023, après deux ans d’investigations, des juges d'instruction français ont émis des mandats d'arrêt à l'encontre de Bachar el-Assad, de son frère Maher el-Assad et de deux autres hauts responsables syriens.

L'affaire concerne les attaques à l'arme chimique commises contre la population civile de la Ghouta en août 2013. Autour de 1 400 personnes, dont des femmes et des enfants, y ont péri dans d’atroces souffrances et des milliers d’autres ont été blessés. Depuis, des organisations non gouvernementales syriennes et internationales, un Mécanisme d'enquête et une Commission d’enquête des Nations Unies, ainsi que l'Organisation pour l'interdiction des armes chimiques (OIAC) ont mené des investigations sur ces crimes. Ces dernières ont permis de recueillir de nombreuses preuves attestant de la responsabilité de hauts responsables syriens, dont Bachar el-Assad lui-même.

Cependant, le Parquet national antiterroriste français a demandé l’annulation du mandat d'arrêt émis à l’encontre de Bachar el-Assad en raison de l'immunité du chef d'État. Les juges de la Cour d'appel de Paris sont aujourd'hui saisis de cette question.

Afin de protéger les relations inter-étatiques, le droit international reconnaît traditionnellement une immunité aux agents de l'État s’agissant des actes accomplis à titre officiel, ainsi qu’une immunité pour les actes accomplis à titre officiel et privé pour la troïka.

Néanmoins, la France a depuis longtemps rejeté l'idée que Bachar el-Assad soit le représentant légitime de la Syrie. En 2012, le Président François Hollande a reconnu la Coalition nationale syrienne des forces de l'opposition comme « la seule représentante du peuple syrien ». Le gouvernement français continue de maintenir cette position aujourd'hui.

Les immunités ne sont pas établies par des traités internationaux. Elles découlent du droit international coutumier, autrement dit de la pratique observée des États. Dans l'affaire jugée par la CIJ en 2002, trois des juges ont souligné dans des opinions séparées les précédents des juridictions nationales écartant l'immunité face aux crimes les plus graves.

L’immunité de l'État a ainsi été érodée au cours des vingt-deux années qui ont suivi l’arrêt de la CIJ. En ce sens, certains États ont fait l'objet de poursuites civiles pour des crimes internationaux. Par exemple, un Tribunal fédéral américain a ordonné à la Syrie de verser 280 millions d'euros à la famille de la journaliste américaine Marie Colvin. Cette dernière et le photographe français, Rémi Ochlik, ont été assassinés par l'armée syrienne à Homs en février 2012.

Comme l'immunité des États et celle de ses agents ne sont plus absolues devant les juridictions nationales, pourquoi maintenir l’exception tenace qui protègerait un Président en exercice soupçonné d’avoir commis des atrocités, tandis que cette immunité serait synonyme d’impunité ?

Une partie de la réponse réside dans l’arrêt de la CIJ quant à logique des immunités. Leur objectif est de permettre aux hauts fonctionnaires de représenter efficacement l’État. Cependant, depuis le début de sa répression brutale en 2011, Bachar el-Assad ne voyage plus et n’a pratiquement plus aucune activité diplomatique. Son régime a rejeté l’ensemble des institutions de la communauté internationale chargées de garantir la paix et la sécurité, ignorant les résolutions unanimes du Conseil de sécurité des Nations-Unies, portant atteinte de manière délibérée au travail de désarmement de l'OIAC, ne participant pas aux négociations en vue d'une nouvelle constitution syrienne soutenues par la communauté internationale…

En outre, Bachar el-Assad est un dictateur qui a hérité son poste de son père. Il s’est maintenu au pouvoir grâce à des réélections frauduleuses. Il ne compte clairement pas quitter ses fonctions un jour ou se soumettre à des poursuites judiciaires comme d'autres anciens dirigeants ont pu l’être.

La France a joué un rôle de premier plan dans l'interdiction des armes chimiques en ratifiant le protocole de Genève en juin 1925, il y a près de 100 ans. La France a conduit le Conseil de sécurité des Nations Unies à demander à plusieurs reprises que les auteurs d'attaques chimiques en Syrie répondent de leurs actes.

Les 193 États parties à la Convention sur l’Interdiction des Armes Chimiques, y compris la Syrie, reconnaissent que ces derniers doivent être punis et ne prévoient aucune exception en matière d'immunité.

Les juges d'appel peuvent permettre qu’un procès contre Bachar el-Assad se tienne un jour. Les juges d’appel peuvent limiter ce précédent aux dirigeants de régimes hors-la-loi dont les actions sont sanctionnées par la communauté internationale. Une telle décision n'aurait aucune incidence sur les dirigeants qui coopèrent régulièrement avec les institutions mondiales et se conforment aux normes établies.

Pour que l’interdiction de l’utilisation d’armes chimiques soit effective, celle-ci doit s'étendre à Bachar el-Assad, soupçonné de porter l’immense responsabilité d’avoir violé cette interdiction au cours du siècle. Ceci ne peut être réalisé que si les juges français font primer les droits des victimes sur les règles procédurales de l’immunité à l’égard de ceux qui s’inscrivent en violation du droit international. Comme la CIJ l'a elle-même déclaré dans son arrêt de 2002, l'immunité ne doit pas être synonyme d'impunité.

Stephen Rapp était Ambassadeur extraordinaire des États-Unis pour la justice pénale internationale sous l'administration Obama.