« Ils s’appelaient Kinda (2 ans), Rim (3 ans) ou Sumaya (8 ans). Certains ont été tués dans leur lit. D’autres pendant qu’ils jouaient. Beaucoup ont été enterrés avant d’avoir appris à marcher », écrit The Washington Post. Depuis des mois, Gaza s’effondre. Des milliers d’enfants, de femmes, de civils meurent, tout comme, peu à peu, grandit notre sentiment d’impuissance face à l’innommable.
Le 7 octobre 2023, des civils israéliens ont été massacrés dans une attaque d’une violence inouïe. Des familles entières ont été abattues, des enfants pris en otage. Ce jour-là, l’horreur a sidéré le monde. Et depuis, des familles attendent toujours, dans une inquiétude qui n’a pas de nom, que les otages soient libérés. Rien ne peut justifier ces actes barbares.
Et rien ne peut justifier ce que vit aujourd’hui la population civile de Gaza. Les enfants tués, les hôpitaux détruits, des civils abattus en allant chercher de la nourriture, des familles affamées, déplacées, terrifiées… On peut y ajouter la volonté exprimée explicitement par des ministres israéliens de vider la bande de Gaza en déplaçant les survivant·es vers d’autres pays.
C’est l’attitude même de tenter de justifier l’agression ou la mort d’innocents qui fait vaciller notre humanité.
La dénonciation des violences subies par les civil·es palestinien·es, à Gaza ou ailleurs, ne peut en aucun cas justifier ou excuser l’antisémitisme. Nulle critique d’un gouvernement, si légitime soit-elle, ne peut se transformer en haine contre un peuple ou une religion. Les actes antisémites, en augmentation aujourd’hui, sont à condamner et ne peuvent en aucun cas se revendiquer d’une cause juste. Refuser l’injustice ici ne peut signifier l’aveuglement ou la haine là. Notre boussole ne doit-elle pas rester la même ? Toute parole, toute action qui nie la dignité humaine est une trahison de l’humanité.
La recherche scientifique a mis en lumière plusieurs mécanismes qui préparent ou facilitent les massacres. Des études montrent que lorsqu’un groupe est perçu comme radicalement différent – “eux” contre “nous” – l’activité des zones cérébrales liées à l’empathie tend à diminuer. Un autre procédé consiste à attribuer à l'“autre” des traits moralement condamnables — fourbes, criminels, violeurs — suscitant un sentiment de dégoût moral et un rejet qui rendent plus acceptable l’agression ou l’élimination. La déshumanisation joue également un rôle clé : il ne s’agit plus de tuer des personnes, mais de « nettoyer une zone » ou de « supprimer une menace ». L’histoire des génocides nous rappelle comment les nazis assimilaient les Juif·ves à des rats, et lors du génocide au Rwanda, les Tutsis étaient qualifiés de cafards.
La recherche montre que la colère, lorsqu’elle est perçue comme justifiée moralement, devient un moteur puissant de violence. Des études en psychologie montrent que cette « colère morale » renforce le sentiment de légitimité du groupe qui l’éprouve, diminue la culpabilité, et justifie l’usage de la force. Elle devient l’alibi éthique de la violence.
Pour sortir de cette spirale de la violence, il nous faut rehumaniser celle, celui que l’on considère comme “autre” . Pour Martin Buber, c’est en passant du « Je-Cela » au « Je-Tu », que nous pouvons entrer en relation authentique avec chaque être humain comme sujet. La réconciliation commence là : dans la reconnaissance de l’autre comme un « Tu », et non comme une chose, un obstacle ou un objet.
Cela implique donc une attitude simple, et immensément difficile : imaginer que les otages encore détenus par le Hamas sont nos enfants, nos parents, nos amis. Et imaginer que les enfants affamés et tués à Gaza sont nôtres aussi. Ce double regard est un impératif moral. Tant que nous ne parvenons pas à ressentir la peur d’une mère israélienne et la détresse d’un père palestinien, nous resterons enfermé·es dans une logique d’affrontement où chacun·e ne voit dans l’autre que la menace, jamais le reflet.
Nous sommes des privilégié·es qui vivons loin des sirènes, des tunnels, des barrages, des coupures d’eau, des tirs, des otages. Nous ne prétendons évidemment pas savoir ce qu’il “faudrait” faire. Le drame actuel s’enracine bien avant le 7 octobre 2023, et l’occupation prolongée des territoires palestiniens empêche de le réduire à un simple conflit entre deux groupes.
Mais nous croyons ceci : notre humanité a quelque chose à dire. Et la recherche scientifique aussi. La science nous montre les ressorts de l’indifférence, du mépris, du rejet. Elle nous met en garde contre les pièges du “nous contre eux”. Et notre humanité, elle, nous rappelle que chacun-e est notre prochain-e. Que tuer, ou violenter, c’est mépriser l’humanité et par là-même aussi un peu se perdre soi-même.
En tant que citoyen-nes, n’avons-nous donc pas l’impératif moral d’agir, selon nos moyens, à notre niveau ? Si individuellement nous ne pouvons pas faire grand-chose, nous pouvons nous joindre à toutes celles et ceux qui combattent l’indifférence et poussent nos gouvernements à agir. Pour arrêter une guerre indigne qui affame une population entière et tue majoritairement des civils. Pour demander la libération de tous les otages.
Dans les décombres de Gaza ce sont des milliers de victimes innocentes qui perdent la vie, et si nous ne faisons rien, c’est aussi notre humanité qui se meurt.
Signataires :
Ilios Kotsou, docteur en psychologie, maitre de Conférences, Université Libre de Bruxelles ;
Alexandre Jollien, philosophe ;
Patrick Dupriez, président du Conseil Fédéral du Développement Durable ;
Matthieu Ricard, moine bouddhiste, auteur.
Voici quelques initiatives (mais il y a en a bien d’autres) qui travaillent pour les droits humains dans ce contexte :
La Fédération internationale pour les droits humains : https://www.fidh.org/fr/regions/maghreb-moyen-orient/israel-palestine/bombardements-gaza-israel-communaute-internationale
En Belgique, une initiative de la société civile (regroupant un grand nombre d’associations comme le CNCD, Greenpeace, Oxfam, mais aussi des syndicats ou la Fédération des Services Sociaux) : https://www.change.org/p/gazarizona-stop-genocide
En France, les initiative de la Ligue des droits de l’Homme : https://www.ldh-france.org/
En Suisse il y a notamment le travail d’alliance sud : https://www.alliancesud.ch/fr/declaration-gaza-conseil-federal-doit-sengager-pour-aide-humanitaire