Depuis l’attaque chimique meurtrière contre un faubourg de Damas, le 21 août 2013, la crise syrienne a franchi un seuil en se mondialisant. Elle bouscule les clichés obsolètes, met en valeur des ressorts neufs, révèle l’emprise du « court-termisme » sur les leaderships américains, britannique et français. Les racines des désillusions d’Obama et Hollande sont à comprendre par leur enfermement dans un horizon temporel rétréci, où un événement chasse l’autre à l’époque de l’information en continu.
Le vote négatif des Communes a pris à contrepied le trio transatlantique qui avait programmé le lancement des frappes balistiques six jours plus tard. Que Cameron n’ait pas raccourci ses vacances pour pouvoir convaincre les parlementaires de son parti est moins un indice de suffisance que de la faculté d’amnésie historique qu’il prête à ses concitoyens. Par un effet boomerang, les députés, trompés en 2003 par de fausses preuves d’une Irak engagée dans un programme nucléaire, rechignèrent à accorder un blanc-seing à une nouvelle intervention au Moyen-Orient. De même, les capitales des BRICS de Pretoria à Moscou et de Brasilia à Pékin se souvenait d’avoir laissé faire des frappes aériennes pour protéger les civils de Benghazi en 2011 et découvrant trop tard que des milliers de soldats qataris organisaient sur le terrain le renversement du régime.
Plus les puissances rivales, les alliés et les opinions se révélaient rétives, plus il fallait affiner la rhétorique, pour pallier une légitimité internationale évanescente en l’absence d’un mandat de l’ONU. À Washington et Paris, on mixa les argumentaires de la défense des droits de l’homme à l’interdiction des armes de destruction massive pour mieux cibler le régime de Damas.
Mais la presse écrite, rétive aux temporalités du « temps réel » questionna la frontière morale qui séparerait le bon grain, la rébellion, de l’ivraie, le gouvernement syrien. El Pais revint sur les malheurs de la liberté de conscience en s’attardant sur la fuite de dizaines de milliers de kurdes et de sunnites vers le Kurdistan irakien pour échapper aux assauts des djihadistes d’Al Nosra. Puis le New York Times illustra les horreurs d’une guerre civile par une photo en une de soldats rebelles alignés devant une rangée de prisonniers « assadistes » exécutés. Enfin, La Stampa décrivit « le pays du Mal » avec le récit de Domenico Quirico, son envoyé spécial qui rentrait d’un kidnapping de quatre mois, entre autres aux mains de la brigade Al Farouk, si importante dans la rébellion que ses « représentants rencontrent les pays européens …» Au fil des jours, la nécessité d’une éthique en complexité soulignait par contre coup le manichéisme des rhétoriques bellicistes.
Face aux troubles grandissants des opinions, les politiques redoublèrent de paroles. Aux Etats-Unis, Obama, le 10 septembre n’eut pas un mot sur le 11 septembre dont l’anniversaire tombait le lendemain. Le passé et l’histoire restent négligeables quand importe tant le présent, le temps de la morale. En France, quatre jours plus tard, François Hollande, reprit le registre de l’humanitaire contre « les massacreurs ».
Si la rhétorique de la simplification morale manque d’efficacité, c’est qu’elle ignore trop les temporalités politiques et subjectives qui puisent dans les passés proches et lointains. Dans « un monde à grande vitesse », nos élites décrochent des substrats sociaux où les subjectivités de moyen terme, celles de la temporalité des vies humaines, et de long terme, celles des sociétés, l’emportent. Se voyant face à des tables presque rases d’Histoire, elles surestiment leur toute-puissance.
Jean-Marc Salmon
Chercheur en sciences sociales.