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Tribune 21 novembre 2019

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Bilzen, d'un feu à l'autre

Alors que l’incendie criminel d'un futur centre d’accueil pour réfugiés à Bilzen, dans le nord-est de la Belgique, a suscité de vives réactions de haine anti-migrants, des citoyens et militants se mobilisent : « En l’altérisant, en brûlant sa terre d’accueil, je brûle aussi mon prénom humain et l’espace qui me permet d’être au monde. C’est un crime ».

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Celui qui marche

Vagabond moderne, écrit Kertész dans L’ultime auberge, « displaced person, apatride anonyme, détenu d’un camp fraîchement libéré, un homme a erré sur les routes avec des dizaines (...) de semblables à la recherche d’un havre, d’un nouveau lieu de vie » ; il arrive bientôt en terre d’Europe. Il a, tel Loth, « quitté sa patrie devenue inhabitable et laisse derrière lui la ville en flammes » (1).

Que sait-il, celui qui marche aujourd’hui dans cet automne venteux et particulièrement froid de cet autre, muni d’une torche et flanqué de compagnons aux intentions incendiaires ?

Rien. Il gagne l’Europe, avec l’espoir que les droits du réfugié (2) ne sont pas des mots de brume et de pacotille. Son espoir, sa route le conduiront - c’est sa conviction, c’est sa force - vers une terre d’accueil.

Nous savons

Lui, le marcheur, l’exilé, ne sait pas encore.

Elle, qu’on nomme « migrante » (3), n’en sait pas davantage. Elle n’a de souci que l’abri, pour elle, son enfant. Abri, asile, sommeil, accueil…, des mots hantent confusément son esprit, embué par les distances parcourues depuis le départ. « Elle n’a presque aucun souci de sa mise, (…) le cœur est trop nu, inconsolé. Plus rien ne peut la vêtir, elle dont le cœur gît dans la nuit, dont les pensées s’effrangent au fil des rues désertes » (4). Mais peut-être là, sur la terre de Flandre, toute proche enfin, se dessinait comme un répit.

Mais nous savons : des femmes et des hommes, qui partagent nos privilèges si menus mais bien réels de citoyens d’Europe, ont bouté le feu à son abri futur ; d’autres ont applaudi avant même que les braises ne soient éteintes, avec d’ignominieux propos, ajoutant leur pierre à la rhétorique anti-migrants en vogue aujourd’hui.

« Se taire est impossible », écrivit Semprun. Rester silencieux n’est pas envisageable, ni devant ce geste ni précisément cette rhétorique. Le refus d’accueil et le racisme, empêtrés dans une xénophobie et une altérisation de plus en plus présentes, ont ici gravi un échelon sur l’échelle de la haine lorsque pas à pas, l’équipe des incendiaires a gravi les marches menant au lieu à détruire. Les paroles éloquentes disant ensuite qu’ils avaient agi trop tôt, qu’ils auraient dû attendre l’arrivée des futurs hébergés, ne peuvent pas non plus être effacées d’un coup de gomme d’enfant. Gestes et mots constituent un outrage à notre humanité.

Le brûlot puis le feu : quelques mots, et les gestes

Tout a démarré lors d’une réunion à Bilzen : suite à la proposition de la Ministre De Block, certaines voix se sont élevées quant à la transformation de cet ancien home en centre d’accueil temporaire pour réfugiés. « Trop is te veel » ou « On ferait mieux de mettre le feu à ce bâtiment » a-t-on entendu dans l’assemblée. Une députée Vlams Belang, Annick Ponthier, s’était elle aussi montrée particulièrement virulente contre le projet, regrettant après l’incendie que celui-ci ait eu lieu. Incendie lors duquel les pompiers se firent dire par quelques badauds : « Laisse brûler tout cela ! » (5).

La limite franchie

Fedasil (l'agence fédérale pour l'accueil des demandeurs d'asile) estime qu’une limite a été franchie. Si des paroles proférées ont sans doute initié ce projet d’inhumanité, les mots qui commentèrent l’acte sont tout aussi ignominieux. Les propriétaires des lieux eux-mêmes, et Maggy De Block, outrés, se sont engagés à œuvrer pour que le lieu d’accueil soit remis en état : une solidarité s’est instaurée ; ce lieu d’accueil est indispensable, au nom de l’éthique, seul sens de la vie en commun sur la planète, comme en celui d’une politique d’accueil de tous, quelles que soient leurs origines ou convictions (6).

L’urgence

Il est urgent de ne pas laisser les droits de l’Homme et plus particulièrement ceux du réfugié s’enfoncer dans les oubliettes de la mémoire : notre humanité est en péril grave ; il est urgent de savoir que l’autre n’est que celui avec lequel je partage un peu de temps et que mon espace et mes droits sont aussi les siens. Politiquement et existentiellement. En l’altérisant, en brûlant sa terre d’accueil, je brûle aussi mon prénom humain et l’espace qui me permet d’être au monde. C’est un crime.

Nous, l’Europe

Nous sommes ce marcheur, cet homme et cette femme qui cherchent un havre dans la nuit, fuyant les flammes réelles ou l’enfer de sa patrie ; chacun·e la porte encore en sa mémoire fraîche et douloureuse. Nous avons trouvé un havre. C’est vers celui-ci que d’autres que nous marchent. Avec espoir et désespoir mêlés. Y mettre le feu, c’est incendier notre humanité.

Encore ces mots de l’écrivain : « Je pense à ces millions d’hommes et de femmes, nos parents, grands-parents, aïeux, qui ont vécu dans leur chair l’expérience douloureuse de la frontière. Ils sont nombreux, ceux qui ont fui, tout quitté en pleine nuit, ceux que l’Histoire a fait basculer d’un pays à un autre » (Laurent Gaudé, « Nous, l'Europe. Banquet des peuples », Actes Sud, Arles, 2019).


Enflammer un abri, c’est anéantir l’humanité.

Les signataires

Martine Demillequand, collaboratrice pédagogique UCLouvain et professeure de français
Nadia Echadi Bouchaâla, Coordinatrice, Maxi-Liens, Être bon pour les enfants
Sarah Degée, professeure de psychopédagogie
Anne-Catherine Denies, citoyenne
William Donni, militant associatif et politique, membre du mouvement Demain
Benjamin Hannesse Vanlerberghe, président de CLAP culture ASBL
Eva Maria Jiménez Lamas, syndicaliste féministe antiraciste
Guillaume Lohest, chargés d'études et de formation à Équipes populaires
Gil & Moti, Artists, Rotterdam

et

Sébastien Belleflamme, professeur de religion, chroniqueur, collaborateur pédagogique à l’ISCP (Liège)
Véronique Biot, professeure de français et d’espagnol, conteuse et auteure
Paul Blum, citoyen
Fabienne Brion, professeure UCLouvain
Antoine Buxant Ingénieur agronome retraité
Raphaële Buxant, humaine parmi les humains
Karin Clercq, Comédienne et auteur compositrice
Hélène Coppens, psychologue
Pia Cornejo Montero, Santiago-Oostende
Christine Crabbé, psychologue
Francis Dannemark, écrivain
Viviane De Groodt-Rossignel, membre de la plate-forme citoyenne de soutien aux réfugiés
Christine De Keuster, professeur de FLE (français langue étrangère)
André Debongnie, fonctionnaire européen
Anne Debongnie, citoyenne
Sabine Delfosse, citoyenne
Matthieu Delespesse, étudiant
Adeline Dellisse, Empreinte et moi
Frédérique Demeuse, professeure de français, Marketing Manager, à CAP48 – RTBF
Béatrice Denis, retraitée
Sandra De Pauw, Hébergeuse
Dr Lionel Duck, médecin oncologue
Johanne Dupuis, citoyenne
Pauline Duthoit, programmatrice du Centre Culturel d’Ath
Fadia Elbouz, traductrice indépendante
Christian Fiasse, professeur de français et responsable de la cellule Amnesty dans son lycée
Elisabeth Freymann, professeure de français et de littérature
Pénélope Hardy, juriste
David Hercot, citoyen
Benjamin Heyden, fonctionnaire
François Kabeya, doctorant UCLouvain, aumônier CSPO et vicaire à Basse-Wavre
Christophe Krirem, Président de L'Hirondelle Asbl
Marianne Lemineur, Centre belge des Pratiques narratives
Charlotte Lequeux, kinésithérapeute, citoyenne et maman
Sylvia Lucchini, professeure à UCLouvain
Paule-Rita Maltier, psychologue mais avant tout humaine
Marie Maerevout, médecin hématologue Bordet et hébergeuse
Jacinthe Mazzocchetti, professeure UCL et auteure
Didier Meeus, assistant social
Stéphane Moyson, citoyen
Odile Remacle, professeure de français et responsable de projets interdisciplinaires
Brigitte Ruppol, infirmière Domus et psychothérapeute
Dr Anne-Pascale Schillings, médecin radiologue
Michel Torrekens, auteur et journaliste
Coralie Vantomme, hébergeuse citoyenne, bénévole à Tournai Refuge asbl et Plateforme Soutien aux Réfugiés
Ketevan Vekua, étudiante en art

(1)   https://next.liberation.fr/livres/2015/09/11/l-ultime-auberge-imre-kertesz-loth-in-translation_1380520 

(2) « Les réfugiés se trouvent hors de leur pays d’origine en raison d’une crainte de persécution, de conflit, de violence ou d’autres circonstances qui ont gravement bouleversé l’ordre public et qui, en conséquence, exigent une « protection internationale » (Convention de 1951 relative au statut des réfugiés) : https://refugeesmigrants.un.org/fr/d%C3%A9finitions

(3) « Il n’existe pas de définition juridiquement reconnue du terme « migrant ». Toutefois, selon les Nations Unies, ce terme désigne « toute personne qui a résidé dans un pays étranger pendant plus d’une année, quelles que soient les causes, volontaires ou involontaires, du mouvement, et quels que soient les moyens, réguliers ou irréguliers, utilisés pour migrer ». Cependant, il est courant d’y inclure certaines catégories de migrants de courte durée, tels que les travailleurs agricoles saisonniers qui se déplacent à l’époque des semis ou des récoltes » (ibidem).

(4)  Sylvie Germain, La pleurante des rues de Prague, Paris, Gallimard, 1994.

(5) https://www.rtbf.be/info/belgique/detail_bien-joue-mais-trop-tot-l-incendie-volontaire-au-futur-centre-d-asile-a-bilzen-a-ete-applaudi-une-limite-franchie?id=10363683

(6) L’an passé déjà, le mémorial aux déportés juifs de Gand avait été vandalisé : http://www.cclj.be/actu/politique-societe/memorial-aux-deportes-juifs-gand-vandalise