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Tribune 22 août 2023

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Le travail intellectuel du professeur des écoles : une charge invisible et méprisée

Marion Fellrath et Emmanuelle Maillard, deux professeures des écoles et formatrice à l'Inspe de Paris reviennent sur la proposition de Gabriel Attal d'une formation continue des enseignants en dehors des cours. « Si tout le pan invisible de notre travail était reconnu, il deviendrait évident aux yeux de tous que nous, enseignants, méritons un temps de formation de qualité et une rémunération à la hauteur de l’exigence que nous nous imposons. » La réussite des enfants en dépend.

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« Ohlala, on a fêté l’anniversaire de mon fils hier, j’ai pensé à toi avec tous ces enfants… Je ne sais pas comment tu fais ! »

Ces phrases, si souvent entendues par les enseignants du primaire, sont censées créer, l’espace d’un instant, une connivence de vétérans, revenus indemnes d’un après-midi en compagnie d’une horde d’enfants.

Ces phrases révèlent aussi l'ampleur du malentendu.

Parce qu’être enseignant ce n’est pas ça.

Tout le monde pense connaître notre métier, car tout le monde est passé sur les bancs de l’école. Mais c’est une belle illusion ! Comme pour une pièce de théâtre, vous ignorez tout ce qui se trame en coulisses depuis des mois. Ce qui semble donc familier et évident à tous n’est en réalité qu’un souvenir d’enfance couleur sépia, plus ou moins heureux selon votre expérience d’élève. Sauf que tout ce que vous avez appris, vous ne l’avez pas appris par hasard. Avant, des enseignants l'ont pensé. Avec exigence et passion. Tout ce pan invisible du travail est bien souvent méconnu et c'est cette méconnaissance qui semble justifier nos faibles rémunérations.

On se figure souvent l’enseignant donnant des tâches à faire aux élèves. La consigne résiderait en un numéro de page et d’exercice sur un manuel, puis l’élève, silencieux et solitaire, accomplirait sérieusement la tâche. Cette image d’Epinal est bien éloignée de la vie bouillonnante et riche d’une classe. 

Nous ne sommes pas là pour occuper nos élèves. Nous avons une ambition bien plus grande que d’en faire de simples exécutants : nous exigeons d’eux qu’ils soient des sujets penseurs, critiques, capables d’argumenter, d’expliciter leur pensée et de la mobiliser. À tout moment, nous leur proposons un monde qui est objet de questionnement. D'autant qu’aujourd’hui, les enfants doivent pouvoir adapter leur sens critique au monde des réseaux sociaux et de la surinformation. 

Nous, professeurs des écoles, travaillons avec de jeunes, parfois très jeunes enfants. Or la charge intellectuelle d’un métier n'augmente pas avec l’âge des élèves, comme on semble le croire souvent.

Un enseignant, de la petite section de maternelle au CM2, prépare ses séances. Il ne s'agit pas uniquement de découper des étiquettes et d'imprimer des exercices à l’avance. Préparer, c’est anticiper en intellectualisant : quel objectif d’apprentissage ? Quels critères de réussite ? Quelle modalité de travail ? Quelles difficultés pour les élèves, quelles erreurs possibles, voire attendues ? Quels outils pour accompagner l’élève et l’aider à surmonter ces difficultés ? Quel support pédagogique ? Quelle consigne donner afin que les enjeux soient parfaitement clairs pour tous les élèves ? Et puis quels prolongements ? Car après avoir découvert une notion, il faut bien la réactiver, s’entraîner, évaluer les progrès.

D’une discipline à l’autre, puisque nous sommes polyvalents, les outils ne seront pas les mêmes, le vocabulaire utilisé ne sera pas le même, tant il vrai qu’on ne parle pas de la même manière en sciences, en grammaire, en littérature.

Tout cela nous l’écrivons et nous le jouons mentalement avant d’être en classe. Et nous y revenons après la classe : sommes-nous parvenus à atteindre notre objectif ? Auprès de quels élèves ? Comment différencier, adapter selon leurs individualités ? Faire progresser les plus performants sans abandonner les plus en difficulté.

L’enseignant doit alors jongler et varier les postures au cours de la séance afin de mener ses troupes jusqu’au nerf de la guerre : l’acquisition d’un objet de savoir. Et c’est là que notre réflexion est en marche : on vérifie à tout moment que ce qu’on a préparé fonctionne. Tout cela, bien sûr, ne peut se faire que dans une atmosphère sereine et propice aux apprentissages dont nous devons être garants, malgré les émotions, plus ou moins inattendues, qui peuvent traverser une classe. 

C’est tout cela le travail invisible des enseignants : une réflexion intense au service de la réussite des élèves, réflexion toujours en mouvement parce que mise en œuvre et remise en jeu jour après jour. Or, nous le disons avec force : ce travail n’est ni connu ni reconnu. 

N’est-il d’ailleurs pas très commode de ne reconnaître de notre métier que les heures devant élèves, permettant à notre institution de suggérer que nous avons le temps et l'énergie de travailler plus pour pouvoir gagner plus ? Du temps, nous en avons besoin pour réfléchir et pour nous former !

Si tout le pan invisible de notre travail était reconnu, il deviendrait évident aux yeux de tous que nous, enseignants, méritons un temps de formation de qualité et une rémunération à la hauteur de l’exigence que nous nous imposons. Car il s'agit d'un métier à haute valeur ajoutée, qui nécessite un investissement intellectuel continu, approfondi, une ingénierie de la conception et de l'exécution.

Ainsi, la reconnaissance de la qualité intellectuelle de ce métier doit être à la hauteur de l’ambition qu’une société veut pour son École. Car tous ces efforts et ces défis quotidiens n’ont qu’un but : la réussite de vos enfants.

Signataires :

Marion Fellrath et Emmanuelle Maillard, professeures des écoles et formatrice à l'Inspe de Paris.