Par deux décisions importantes rendues le 19 février 2016, le Conseil constitutionnel a clairement affirmé son rôle central dans nos institutions. Il est venu aussi rappeler au gouvernement et au parlement les exigences de l’état de droit et aux juges leur devoir de le faire respecter.
A première vue, les deux décisions pourraient être perçues comme une simple validation constitutionnelle de la loi de 1955 relative à l’état d’urgence, modifiée par celle du 20 novembre 2015. Pourtant, en en rappelant quelques principes quelque peu piétinés et en invalidant une partie de l’article 11 de la loi, le Conseil constitutionnel marque clairement que l’état d’exception dans lequel nous sommes ne saurait porter atteinte aux principes essentiels de notre droit.
L’un d’entre eux est la limite des pouvoirs de police. La police administrative est placée sous le contrôle du préfet et lui-même sous celui du juge administratif. Cette police n’a qu’une finalité préventive : quand une infraction est commise, les règles du pouvoir de police changent. La police agit alors sous le contrôle du procureur de la République, avec les garanties qu’offre le juge judiciaire protecteur de la liberté individuelle.
Cette séparation est fondamentale. Elle est l’une des conséquences de la séparation des pouvoirs, sans laquelle il ne saurait y avoir ni Etat de droit, ni démocratie, ni libertés fondamentales. C’est ce principe, manifestement omis par le gouvernement et le parlement, que le Conseil Constitutionnel vient opportunément de rappeler.
Si la décision du 19 février 2016 du Conseil constitutionnel a validé les perquisitions administratives introduites par la loi du 20 novembre 2015 prorogeant l’état d’urgence, elle a en effet défini en même temps étroitement, et sans ambigüité, les limites des pouvoirs de police administrative. Bien qu’elle ait pleinement validé la compétence du juge administratif sur le contrôle de ces perquisitions, elle pourrait cependant remettre en cause de façon incidente – et inattendue – l’intérêt même de l’état d’urgence, pour tout le volet qui concerne ce pouvoir particulier qu’attribue la loi du 20 novembre 2015 au ministère de l’intérieur.
Des limites précises aux pouvoirs de police administrative
Le Conseil constitutionnel a rappelé, en premier lieu, que les perquisitions, de jour comme de nuit, « ne peuvent avoir d'autre but que de préserver l'ordre public et de prévenir les infractions ». A ce titre, il a estimé qu’elles ne relèvent pas du contrôle de l’autorité judiciaire car elles ne portent pas atteinte à la liberté individuelle. La question était discutée – et elle reste discutable – mais le Conseil constitutionnel s’est situé dans un cadre précis, celui d’un état d’exception qui est un choix politique. Peut-il le remettre en cause ? C’est une question qu’il s’est gardé d’aborder de front. On ne peut qu’en prendre acte et penser que son souci de proportionnalité pourrait néanmoins le conduire un jour à apprécier si l’état d’urgence est réellement justifié... par l’urgence.
Mais il n’a pas hésité à rappeler que l’état d’urgence n’était pas pour autant, en tout cas, un blanc-seing. Non seulement les pouvoirs de police administrative doivent s’exercer dans le respect des conditions fixées par le décret ou la loi qui a proclamé l’urgence, mais « la décision ordonnant une perquisition (administrative) et les conditions de sa mise en œuvre doivent être justifiées et proportionnées aux raisons ayant motivé la mesure dans les circonstances particulières ayant conduit à la déclaration de l'état d'urgence ».
Cette argumentation ouvre la porte à des contestations de perquisitions effectuées de nuit sans que l’impossibilité de les faire à un autre moment ne soit établie, mais aussi à un contrôle par le juge administratif de la relation entre les motifs de la perquisition et ceux qui ont justifié la déclaration de l’état d’urgence. Le juge constitutionnel est, à cet égard, catégorique, puisqu’il a pris soin de préciser, non seulement qu’ « une perquisition se déroulant la nuit dans un domicile doit être justifiée par l'urgence ou l'impossibilité de l'effectuer le jour », mais également que « le juge administratif est chargé de s'assurer que cette mesure qui doit être motivée est adaptée, nécessaire et proportionnée à la finalité qu'elle poursuit ».
On ne peut voir dans cette formule qu’une incitation faite au juge administratif de dépasser la prudence, ou la retenue, dont il a fait preuve jusqu’à présent. Le juge constitutionnel lui enjoint clairement d’assumer ses responsabilités et lui conseille discrètement de relire l’exposé des motifs de la loi et les débats parlementaires où il verra que l’état d’urgence a été pris exclusivement pour faire face à la menace terroriste. Et à rien d’autre.
Le juge judiciaire pourra-t-il annuler des poursuites engagées à partir de perquisitions irrégulières ?
Le Conseil constitutionnel met le doigt sur un paradoxe : l’état d’urgence, s’il n’est pas encadré, renforce en réalité l’insécurité juridique. Du coup, on peut se demander si l’irrégularité d’une perquisition administrative, au motif qu’elle ne visait pas une finalité poursuivie par la loi prorogeant l’état d’urgence, ne pourrait pas entraîner la nullité d’une procédure judiciaire engagée à partir de la découverte d’infractions qu’elle aura permis de constater ?
Le juge pénal dispose en effet d’une arme juridique rarement utilisée, mais que l’état d’urgence pourrait lui donner l’envie de redécouvrir : il est compétent pour « interpréter les actes administratifs, règlementaires ou individuels et pour en apprécier la légalité lorsque, de cet examen, dépend la solution du procès pénal ». Si le juge administratif voulait demeurer aussi timide dans la défense des libertés et de l’état de droit, le juge pénal pourrait donc prendre opportunément sa relève...
Un rappel opportun : pas de saisies sans infraction
Mais le Conseil constitutionnel ne s’en est pas tenu à ce strict encadrement de la motivation et des conditions de déroulement de la perquisition administrative. Il a également donné un brutal coup d’arrêt à une pratique consistant, sous couvert de la protection de l’ordre public et de la prévention des infractions, à recueillir des éléments trouvés en perquisition alors même qu’ils ne peuvent être rattachés à la constatation d’aucune infraction ou qu’ils sont étrangers aux infractions constatées.
Il a abrogé en effet les dispositions de l’article 11 § I de la loi du 20 novembre 2015 qui autorisaient la copie de données informatiques contenues dans les ordinateurs trouvés au cours d’une perquisition administrative, estimant – à juste titre – que la copie de données constitue juridiquement une saisie. Or, sauf à ce que soit constatée une infraction flagrante qui donne des pouvoirs étendus à la police (mais sous le contrôle du parquet) – et pour les seuls éléments susceptibles, au demeurant, d’y être rattachés –, une saisie ne peut être ordonnée que par un juge judiciaire.
En d’autres termes, le Conseil constitutionnel a rappelé d’une part qu’une perquisition administrative n’autorise pas la police à faire des saisies si elle ne constate pas d’infractions, et d’autre part que, si une perquisition administrative permet de découvrir une infraction, les services de police ne sont plus dans le cadre de leur pouvoir de police administrative, mais dans un cadre de police judiciaire.
De deux choses l’une, par conséquent : soit ils découvrent une infraction et agissent dans le cadre d’une enquête de flagrance, qui leur permet de saisir tout élément (se rapportant à l’infraction) utile à la manifestation de la vérité, qui a servi à la commission de l’infraction ou qui en constitue le produit ; soit ils ne découvrent aucune infraction, et ils n’ont aucun droit de saisir quoi que ce soit, pas plus des données informatiques qu’autre chose.
Le Conseil constitutionnel a décidé que l’abrogation des dispositions de l’article 11 § I de la loi qui autorisaient la copie de données informatiques était immédiate. La police ne pourra donc plus effectuer de saisies de données informatiques lors des perquisitions administratives ni même, en principe, exploiter les renseignements recueillis au cours de celles-ci, ce qui pourrait donner lieu à de nombreux contentieux devant le juge administratif et prive en tout cas désormais la police d’un moyen de contourner la loi du 24 juillet 2015 qui était venue, précisément, encadrer les modes de recueil du renseignement.
Un droit clair pour éviter les abus : cela suffira-t-il ?
Mais les préfets ne pourront plus non plus, dans le cadre de la loi du 20 novembre 2015, en vertu des principes rappelés par le Conseil constitutionnel, ni ordonner une perquisition sans exposer précisément les motifs liés au terrorisme qui la justifie et la proportionnalité de la mesure à la finalité qu’elle poursuit, ni ordonner des perquisitions de nuit sans justifier qu’elles sont réellement urgentes ou impossibles le jour. La police ne pourra plus elle-même opérer de saisies quelconques sans avoir constaté au préalable une infraction et ouvert une procédure de flagrant délit, qui s’exercera dès lors sous le contrôle de l’autorité judiciaire.
Cette décision ne règle pas la question de l’état d’urgence, qui donne des pouvoirs démesurés aux préfets et à la police sur le fondement du simple soupçon. Mais elle met fin aux pratiques consistant à rechercher des infractions sans liens avec le terrorisme sous couvert de perquisitions administratives et à celles visant à alimenter les services de renseignement d’informations recueillies au cours de perquisitions « préventives », dans le seul but de les collecter en dehors de tout contrôle.
Elle rappelle que l’état d’urgence est un état d’exception temporaire et qu’il convient, même dans ce cadre, de demeurer vigilant sur la protection des libertés par l’autorité judiciaire, afin d’éviter les débordements et les abus que ne peut manquer de produire une action administrative insuffisamment encadrée. Il restera au juge judiciaire à prouver qu’il en est capable.