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Tribune 27 juillet 2023

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Xénophobie en Tunisie : la responsabilité du président Saïed

Alors que la dramatique crise humanitaire qui touche les migrants africains noirs en Tunisie commence à attirer l'attention de la communauté internationale, plus de 130 universitaires de nombreux pays, dont Bertrand Badie, Judith Butler, Achille Mbembe, Cédric Villani, Mary Teuw Niane, ont adressé une lettre à Antonella Polimeni, Rectrice de l’Université La Sapienza, demandant le retrait du doctorat honorifique décerné au président Saied, en raison de son implication dans les graves abus contre les Noirs en Tunisie. 

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Madame la Rectrice, 

Chère collègue, 

Nous prenons la liberté de vous écrire aujourd'hui pour vous alerter sur une situation préoccupante. Un haut responsable politique, auquel l'Université La Sapienza a décerné un doctorat honoris causa, s'est récemment rendu coupable de graves abus envers des migrants africains subsahariens résidant ou transitant par son pays, y compris des étudiants et des réfugiés. Il s’agit du président de la République tunisienne, Monsieur Kaïs Saïed

Le 21 février 2023, lors d'une réunion du Conseil de Sécurité Nationale, celui-ci a qualifié les migrants subsahariens de « hordes de migrants clandestins » et les a accusés d'être responsables de « violence, de crimes et d’actes inacceptables », insistant sur « la nécessité de mettre rapidement fin » à cette immigration. Il a en outre soutenu que cette immigration clandestine relevait d'une « entreprise criminelle ourdie à l'orée de ce siècle pour changer la composition démographique de la Tunisie », afin de la transformer en un pays « africain seulement » et estomper son caractère « arabo-musulman ». Ces propos racistes et xénophobes du président Saïed ont déclenché une vague de violence sans précédent contre les Africains noirs résidant en Tunisie. Des groupes ont pris d'assaut les rues, attaquant les migrants, les étudiants et les demandeurs d'asile noirs. Les forces de police ont procédé à l'arrestation et à l'expulsion de nombreux individus issus de ces communautés.

Plus récemment, la ville de Sfax, au centre de la Tunisie, a été le théâtre d'une grande tension entre la population locale et les migrants subsahariens. Des résidents tunisiens ont fait campagne pour le départ des étrangers africains, ce qui a conduit à des attaques contre des Africains noirs et à des affrontements avec des Tunisiens. Un Béninois a été tué en mai et un Tunisien le 3 juillet. La police, la garde nationale et l’armée tunisiennes ont mené des raids à Sfax et dans ses environs, arrêtant arbitrairement des centaines d’étrangers africains noirs, dont des étudiants, des demandeurs d’asile, des enfants et des femmes enceintes. Ils ont expulsé ou transféré de force, sans aucun respect des procédures légales, jusqu’à 1 200 personnes, réparties en plusieurs groupes, vers les frontières libyenne et algérienne. Ces personnes ont été forcées de marcher dans le désert sans nourriture ni eau suffisantes, repoussées par les forces de sécurité tunisiennes, algériennes et libyennes. Plusieurs d'entre elles ont déclaré avoir été battues et agressées par des membres de la garde nationale ou des militaires pendant leur expulsion ; une jeune fille de 16 ans, notamment, a affirmé avoir été agressée sexuellement. Ces exactions ont été condamnées par les experts des Nations Unis et par plusieurs organisations de défense des droits de l'homme dont Human Rights Watch qui en a publié un rapport détaillé et le Forum tunisien des droits économiques et sociaux.

Ces violences meurtrières ne sauraient laisser indifférente votre Université. En ces temps où les changements climatiques et politiques multiplient le nombre des réfugiés d’origine africaine, vous avez manifesté publiquement votre souci de préserver leur vie et leur dignité en vous associant au projet UNICORE (University Corridors for Refugees), promu par le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR). Loin de les refouler dans un désert où ils sont exposés à la soif, à la faim et à la chaleur, vous offrez ainsi aux étudiants réfugiés des territoires africains la possibilité de poursuivre leurs études dans les universités italiennes.

Et cependant, le 16 juin 2021, l’année même où l'Université La Sapienza adhérait au projet UNICORE, elle décernait à Monsieur Saïed un doctorat honoris causa en droit romain, théorie des systèmes juridiques et droit privé du marché. A peine un mois plus tard, celui-ci déclenchait un coup d'État contre la jeune démocratie tunisienne. Depuis lors, il a pris une série de mesures visant à concentrer le pouvoir entre ses mains, sapant les fondements institutionnels essentiels pour les droits humains, notamment en portant atteinte à l'indépendance de la justice et au droit à la liberté d'expression. Le 25 juillet 2022, le Président Saïed a organisé un référendum en vue de l'adoption d'une nouvelle constitution qu'il a élaborée lui-même. Ce texte a abrogé la constitution de 2014, que vous aviez louée dans votre discours lors de la remise du doctorat honoris causa, et a instauré un nouvel ordre constitutionnel qui renforce le pouvoir exécutif (notamment les pouvoirs du président de la République) au détriment des pouvoirs législatif et judiciaire. Cela conduisait des collègues italiens à vous demander en janvier 2022 de retirer le titre honorifique accordé au président Saïed, considérant que déjà ses actions contredisaient les principes fondamentaux que représente votre institution. 

Il nous semble inconcevable que Monsieur Saïed puisse encore se targuer du titre de docteur honoris causa de l’Université La Sapienza. Après le coup d'État, les ratonnades. Après la mise en place d’un régime autoritaire, une campagne raciste et meurtrière contre les noirs parce qu’ils sont noirs. Et nous n'avons peut-être pas encore vu le pire: Monsieur Saïed vient de conclure avec l'UE un protocole d'accord au titre duquel l’Union européenne accepte d'accorder à la Tunisie une aide au développement en contrepartie d'un contrôle des flux migratoires. On relèvera notamment une « aide technique » de l'UE destinée à permettre « une gestion efficace des frontières, le développement d'un système d'identification et de retour des migrants irréguliers déjà présents en Tunisie vers leurs pays d'origine ». Quand on voit comment sont traités les migrants actuellement, on ne peut que s'inquiéter de l'effet multiplicateur qu'aura cette « aide technique ». Les organisations internationales de défense des droits de l'homme ne s'y sont pas trompées, et ont unanimement dénoncé cet accord.

Il y a toujours eu des dictateurs qui arrivent au pouvoir en renversant l'ordre constitutionnel et qui s'y maintiennent en excitant les instincts les plus bas de la population, comme le racisme. Ce qui est exceptionnel dans cette situation, c'est qu'une université réputée lui accorde un doctorat honoris causa, en droit qui plus est, en toute connaissance de cause.  Maintenir ce titre associe La Sapienza à un régime autoritaire et raciste, et légitime ses exactions. 

Madame la Rectrice, les pires dictateurs meurent un jour, mais pas les universités. Ce sont des institutions de savoir et d'éducation, dont le but est de soutenir ces valeurs à travers les âges, et elles ont une réputation à maintenir. Il y a près de cinquante ans, en 1975, l'Université de Nice décernait un doctorat honorifique à Nicolae Ceausescu, président de la Roumanie. Il est parti depuis longtemps, mais le souvenir de ses crimes ne l'est pas, et la bonne réputation de l'Université de Nice est ternie à jamais par son association avec lui. Nous ne souhaitons pas un tel sort à La Sapienza.

Nous vous appelons à réexaminer le titre honorifique accordé au président Saïed.

Respectueusement vôtre, 

Signataires : 

Ahmed Abbes, CNRS, France
Paul Alliès, Université de Montpellier, France
Bertrand Badie, Sciences Po Paris, France
Arnaud Beauville, Université Côte d’Azur, France
Roberto Beneduce, University of Turin, Department of Cultures, Politics and Society, Italy
Federico Binda, University of Milano, Italy
Michel Broué, Professeur émérite, Université Paris Cité, France
Judith Butler, UC Berkeley, United States
Claude Calame, Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, Paris, France
John Chalcraft, LSE, UK
Karine Chemla, CNRS-Université Paris Cité, France
Sophie Dabo, University of Lille, France
Ivar Ekeland, Emeritus Professor and former President of Paris-Dauphine University, France
Maria J. Esteban, Emerita senior research at CNRS, France
Catherine Goldstein, CNRS, IMJ-PRG, France
Pierre-Henri Gouyon, Muséum National d'Histoire Naturelle, France
Nacira Guénif, Professor at University Paris 8 Vincennes - Saint-Denis, France
Sabine Hark, Technische Universität Berlin, Germany
Michael Harris, Columbia University, USA
Robin Kelley, UCLA, United States
Assaf Kfoury, Boston University, USA
Joel Lebowitz, Rutgers University, USA
Jean-Marc Lévy-Leblond, Professor Emeritus of the University of Nice, France
Achille Mbembe, University of the Witwatersrand, South Africa
Yves Meyer, Académie des Sciences, France
Haynes Miller, Massachusetts Institute of Technology, USA
Jamal Mimouni, Université Constantine 1, Algérie
Mary Teuw Niane, Professeur titulaire à la retraite, Sénégal
Anandi Ramamurthy, Professor in Media and Culture, Sheffield Hallam University, United Kingdom
Roshdi Rashed, CNRS, France
Annick Suzor-Weiner, Université Paris-Saclay, France
Salim Vally, Professor, University of Johannesburg, South Africa
Cédric Villani, Université Claude Bernard Lyon 1, France

La liste complète se trouve ici

Elle est toujours ouverte à signatures pour les universitaires.