Le Conseil des ministres examinera cette semaine un projet de loi relatif à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique. Soutenu par le ministère des Finances et des comptes publics, ce projet contient trois mesures principales. Il prévoit la mise en place d’une Agence nationale de détection et de prévention de la corruption, le financement de la protection des lanceurs d’alerte et la mise en place d’un répertoire des représentants d’intérêts qui cherchent à influencer Elysée, Matignon ou n’importe quel ministère. Il contient également d’autres dispositions comme l’extension du champ de la composition de l’AMF, le renforcement du rôle de l’ACPR, le renforcement des mesures en cas de non dépôt des comptes annuels des sociétés du secteur agricole et agro alimentaire, le rapprochement entre l’AFD et le groupe Caisse des dépôts...
Ces préconisations vont dans le sens de plusieurs initiatives européennes et internationales (notamment portées par l’OCDE) qui ont érigé depuis plusieurs années le terme de transparence en étendard des réformes des dispositifs de gouvernance. On mentionnera ainsi pour mémoire que sur le modèle du registre du Congrès à Washington, les institutions européennes se sont dotées depuis 2012 d’un « registre de transparence » des représentants d’intérêts cherchant à influencer les parlementaires ou fonctionnaires européens.
Après les lois du 11 octobre 2013 relatives à la transparence de la vie publique, ce projet de loi constitue pour la France un deuxième pas vers le renforcement d’un contrôle du lobbying et de l’argent circulant entre acteurs publics et opérateurs privés. Mais le chemin reste encore long avant que les dispositifs réglementaires nationaux parviennent à introduire plus de clarté dans les relations troubles entre milieux d’affaires et pouvoirs publics. Dans sa formulation actuelle, le projet de loi présente, en effet, plusieurs dangers pour qui prête encore un peu d’importance aux mots et à leurs conséquences sur la vie démocratique.
Tout le monde est lobbyiste ?
Le projet de loi propose avant toute chose une définition de ce qu’est un représentant d’intérêt qui pourra sembler pour le moins étonnante. Selon les termes de l’article 18 du projet de loi, sont considérés comme des représentants d’intérêts « les personnes physiques et les personnes morale de droit privé dont l’activité principale ou accessoire a pour finalité d’influer pour leur propre compte ou celui de tiers sur l’élaboration d’une loi ou d’un règlement ». Mais sont aussi considérés comme des représentants d’intérêts « les groupements d’intérêt public et les établissements publics lorsqu’ils répondent aux conditions du premier aliéna et qu’ils exercent une activité industrielle et commerciale, sauf lorsque la communication s’inscrit dans le cadre de la relation de tutelle entre les établissements ».
Vous avez bien lu, ces acteurs publics s’adressant aux exécutifs seront désormais considérés comme des représentants d’intérêts au même titre que les représentants du privé. Mieux, ils seront obligés de se déclarer auprès de ce nouveau registre. Non seulement les acteurs privés auront ainsi la liste des acteurs publics mobilisés sur un projet de loi mais ces acteurs publics seront considérés sur le même plan que n’importe quel lobbyiste oeuvrant pour une firme.
Ce glissement sémantique, cette acception du terme « représentants d’intérêt » pour désigner des relations « d’acteur public » à « acteur public » est un vrai tournant historique. C’est la victoire de la théorie des choix publics (public choice) qui désigne les agents publics avec les termes utilitaristes de la théorie micro-économique. Les relations interministérielles et le dialogue interne à l’Etat sont maintenant soumis à la bourse des intérêts. Chaque agent public mènerait son propre lobbying auprès des exécutifs en espérant être plus convaincant que ses homologues lobbyistes du Medef ou de l’AFEP.
Ce nivellement des conditions d’expression entre acteurs publics et acteurs privés ne fait qu’entériner une réalité quotidienne diront les partisans de cette loi. Les agents de l’Etat ne sont déjà plus considérés comme les porteurs d’une parcelle d’intérêt général mais comme les défenseurs de l’intérêt institutionnel de leur agence ou de leur service. Certes mais cette évolution ne mériterait-elle pas justement d’être critiquée et régulée ? La constitution de corps administratifs dépositaires d’une primauté dans la définition de ce qui relève du service public ou de l’intérêt public et la nécessité - y compris pour l’aristocratie ou la grande bourgeoisie - de se soumettre au filtre (imparfait) des concours publics - ne garantiraient donc plus rien ? L’unité d’un Etat au service de l’intérêt public ne devrait-il pas continuer à garantir une exception ou une primauté de la parole des agents publics sur les agents privés dans le cadre de la gestation d’un projet de loi ou d’une réglementation ?
Cette soumission subite aux définitions libérales de l’action publique a été bien sûr aussitôt saluée par... les lobbys privés. Dans une note de février dernier envoyée au ministère, l’AFCL (Association française des conseils en lobbying et affaires publiques) exulte et « se félicite que le projet de loi, conformément à la réalité observée tous les jours, reconnaisse que les acteurs publics peuvent être des représentants d’intérêts ».
Seul le Medef fait encore la fine bouche, il faudrait selon ses positions transmises au ministre revoir encore cette définition pour y ajouter aussi la question des ONG de consommateurs : « Il devrait être bien clair, dans l’exposé des motifs, comme le recommande le rapport au Président de la République sur l’exemplarité des responsables publics que l’ensemble des entités représentatives d’intérêts soit visé, c’est à dire pas uniquement les représentants des entreprises, mais également les associations de défense des consommateurs, de l’environnement, de lutte contre les discriminations, les ONG... »
Non seulement les agents publics sont désormais considérés comme des lobbys du privé mais il ne faudrait tout de même pas oublier que les ONG de consommateurs malgré leurs faibles moyens sont aussi des lobbyistes. La bataille au Parlement s’annonce épique car la définition même de ce qu’est un lobbyiste enferme la définition de ce qu’est un espace démocratique. La bataille ne portera pas que sur des mots mais sur la vision des échanges politiques que l’on considère comme légitime dans un cadre censé être républicain.
Que contiendra le futur registre transparence ?
La définition du lobbying est le premier enjeu de luttes mais très vite la bataille se portera aussi sur la question de ce qui devra être déclaré. Rares sont les groupes d’intérêts patronaux à s’opposer frontalement au projet. Beaucoup se félicitent en public d’un projet permettant d’apporter plus de "transparence". Mais - comme ce fut le cas au niveau européen - la question de ce que doit contenir le registre est fondamentale. Les acteurs privés, Medef en tête, poussent pour un enregistrement minimal. Le registre ne devrait contenir selon eux que des informations de base permettant d’identifier les acteurs en présence. Afin « de limiter la charge administrative » pour les entreprises, le Medef propose que « seule doit être enregistrée la personne morale et son représentant l’égal, ainsi que le cas échéant le responsable affaires publiques » de l’organisation concernée. Une telle solution conduirait évidemment à n’avoir dans ce registre que la liste des représentants légaux des plus grands groupes nationaux, des informations que tout un chacun peut déjà trouver (quel est l’intérêt d’avoir un registre nous annonçant fièrement que M. Ghosn est le PDG de Renault ?).
Ne faudrait-il pas obliger plutôt ces représentants d’intérêts à préciser sur quelle réglementation ils exercent actuellement leur lobbying ? Ce serait déjà un premier pas mais on peut imaginer bien plus. Sur ce point le registre de l’UE est déjà beaucoup plus précis : il contraint par exemple les firmes à préciser le montant des marchés et subventions publiques qu’elles touchent de ces mêmes ministères. Ce point est crucial. Le lobbying ne consiste pas seulement à influer des lois mais il vise aussi à décrocher des ressources bureaucratiques de toutes sortes : des ressources financières, juridiques, normatives. Convaincre l’Etat de monter un PPP (partenariat public-privé) n’est-il pas déjà du lobbying ? Il faudrait a minima que ce registre nous donne à voir les relations quotidiennes que les acteurs privés tissent avec l’administration française.
Autre élément, le registre de l’UE contraint les firmes à préciser l’ensemble des think tanks, fédérations patronales et fondations qu’elles financent sur la place bruxelloise. Cela est aussi primordial car nombre de ces firmes n’opèrent pas sous leur nom propre mais à travers des paravents : boites de consulting, associations montées ad hoc... En obligeant les firmes à déclarer tous les faux-nez sous lesquels elles opèrent auprès des pouvoirs publics, en obligeant également ces associations ou ces firmes à donner le nom de leurs clients, un vrai pas serait fait vers la clarification des rapports entre pouvoirs publics et milieux d’affaires.
Mais il y a fort à parier que le Medef et les acteurs privés feront tout pour limiter la portée déclarative du registre. De la même façon, que tout est déjà fait pour limiter la portée des nouvelles dispositions anti-corruption.
Quand le Medef s’oppose à une « vision punitive » de la corruption
Dans une note transmise au ministère, le Medef regrette que l’avant-projet ait retenue une « approche exclusivement répressive » et « n’envisage que l’aspect punitif de la lutte contre la corruption ». On pourrait légitimement se demander ce que serait une approche non punitive de la corruption. Mais là aussi, tout dépend du point de vue adopté sur le projet de loi. Loin de considérer qu’il va trop loin, on pourrait surtout commencer par s’étonner que le gouvernement, plutôt que de renforcer les pouvoirs de l’actuelle Haute autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP), ait fait le choix de créer une nouvelle agence « de détection et de prévention de la corruption ».
En multipliant les structures, le législateur s’assure d’emblée de la dispersion des moyens, de l’impossibilité pour ces services d’obtenir une masse critique suffisante. A l’heure où on nous répète à longueur de journée que les caisses sont vides, le renforcement de la lutte contre la corruption passerait par la création d’une nouvelle agence à côté de l’agence existante. On pourra également s’étonner qu’en gage d’autonomie, cette nouvelle agence se voit dotée d’un président nommé pour six ans par décret par le président de la République. Il n’y a sans doute qu’en France où la lutte contre la corruption est ainsi soumise à l’arbitraire direct des lieux qui sont la cible privilégiée des lobbys.
Mais malgré ces éléments, le Medef continue de s’inquiéter. Les pouvoirs d’investigation de cette nouvelle agence ne sont-ils pas exagérés ? Celle-ci aura en effet la possibilité d’investiguer dans chaque entité d’une firme et de « se faire communiquer tout document professionnel ou information utile, de les conserver et d’en faire copie, le caractère secret de ces documents et informations ne pouvant lui être opposé sauf si leur divulgation est susceptible de porter atteinte au secret de la défense nationale ou au secret de l’enquête et de l’instruction ». Le patronat demande à ce que ces éléments soient pondérés et qu’un secret entoure la communication entre les firmes et l’agence anti-corruption. Protégeons les firmes mais seulement les firmes. Car bizarrement il y a un point sur lequel le Medef ne s’inquiète pas du caractère punitif de la lutte anti corruption : le projet de loi propose d’étendre ces dispositifs de contrôle anti-corruption aux chômeurs ordinaires.
Quand la lutte contre la corruption débouche sur un flicage supplémentaire des chômeurs
On sera étonné en effet de lire dans cet avant projet plusieurs dispositions dont on se demande quel lien autre qu’idéologique elles peuvent avoir avec l’enjeu de la lutte contre la corruption d’agents publics. Ainsi un article s’attaque à certains dispositifs de retraite complémentaire ou aux producteurs de lait. Mais c’est surtout l’article 60 du projet de loi qui ne peut qu’attirer l’attention. Celui-ci propose discrètement de renforcer le pouvoir des agents de Pôle emploi. Le paragraphe I de l’article 60 précise que ces derniers bénéficieront « d’un droit de communication qui permet d’obtenir, sans que s’y oppose le secret professionnel, les documents et informations nécessaires au contrôle de la sincérité et de l’exactitude des déclarations souscrites ainsi que de l’authenticité des pièces produites en vue de l’attribution et du paiement des allocations, aides, ainsi que toute autre prestation servies par Pôle Emploi ». Le chômeur récalcitrant s’exposera à 7500 d’euros d’amende s’il n’a pas fourni sous 30 jours les documents réclamés par son conseiller Pôle Emploi.
Ce mélange des genres témoigne du contexte idéologique libéral dans lequel baignent nos élites politiques et administratives. Impossible pour elle d’envisager un combat contre la corruption et le dévoiement des fonctions publiques sans y intégrer un paragraphe sur les chômeurs, ou en réduisant les acteurs publics au rang de simple porteurs d’intérêts particuliers.
Il y aurait pourtant beaucoup à faire pour clarifier les rapports entre pouvoirs publics et secteur privé. A commencer peut être par réformer le statut juridique des cabinets ministériels, réguler les carrières administratives en introduisant des périodes de gel obligatoires entre fonction publique et positions dans le privé, réguler les stratégies de pantouflages débutées dès avant la fin de la scolarité dans les grandes écoles, contrôler le recours à des experts par les agences sanitaires... Mais toutes ces mesures toucheraient au coeur d’un système que peu souhaitent, en réalité, réformer tant ils ont partie liée à son maintien et à son expansion, loin de tout contrôle citoyen.
(1) il vient de publier l’ouvrage Les courtiers du capitalisme. Milieux d’affaires et bureaucrates à Bruxelles, Agone, 2015.