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Tribune 29 septembre 2021

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Anticorps : penser / panser la Martinique en temps de pandémie

Alors que les Antilles font face à une violente vague épidémique, et que de nombreux Martiniquais rejettent le protocole de vaccination proposé par le gouvernement français, des membres de la « Fabrique décoloniale », un groupe de citoyen·ne·s mené par des chercheur·e·s, historien·ne·s et artistes martiniquais·e·s, dont le chercheur Malcolm Ferdinand, affirment que « pour l'heure, la vaccination constitue notre meilleure option ».

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Les Antilles font actuellement face à leur quatrième et plus violente vague épidémique (jusqu’à 12 morts par jour). Alors que s’évapore tout espoir de retrouver une vie normale, malgré les images médiatiques de sacs mortuaires et les longues listes d'avis d’obsèques diffusés par les radios locales, de nombreux Martiniquais rejettent le protocole de vaccination proposé par le gouvernement français.

Il faut dire que jusqu’en juin dernier, l’île semblait avoir plutôt bien résisté à la pandémie. Cette relative absence/invisibilité de la mort et de la souffrance dans le quotidien constitue sans doute l’explication la plus logique du faible taux de vaccination dans l’île. Une réaction similaire a été observée dans certains pays de la Caraïbe anglophone où, contrairement au reste du monde, le nombre de cas était resté très peu élevé lors des premières vagues [1], comme si nos « îles » seraient à jamais épargnées et protégées. La situation diffère aux Antilles néerlandaises qui jouissent pourtant d’un statut politique proche de celui des Antilles françaises. Dans les îles ABC (Aruba, Bonaire, Curaçao), plus de 60 pourcent de la population est vaccinée. Cela dénote peut-être notre propre incapacité à faire peuple, à faire face au risque de manière collective et concertée.

Face à cette hécatombe, alors que nous disposons d’un outil de protection efficace contre la Covid-19, le vaccin fait l’objet d’une méfiance telle qu’une sortie de crise paraît fortement compromise. Nous affirmons que pour l’heure, la vaccination constitue notre meilleure option. Ce n’est pas une question identitaire, c’est un choix éthique et politique. Toutes les questions qui ont émergé depuis l’apparition de ce virus dans la province de Wuhan en Chine sont des questions communes à l’humanité. Des questions communes à tous les pays.

En Martinique, la crise sanitaire survient toutefois à un moment crucial. À partir de mai 2020, des groupes de jeunes Martiniquais ont exprimé l'envie de reterritorialiser les espaces publics en détruisant plusieurs statues de personnages historiques controversés. Les luttes contre les conséquences encore visibles du colonialisme ainsi que les luttes pour la justice réparatrice ont atteint leur paroxysme, en particulier dans le contexte de "Black Lives Matter". C’est dans cette atmosphère de tension mémorielle que la pandémie a démarré, un contexte socio-politique très agité avec la montée de postures radicales contre « l’ordre colonial », se mêlant à des actes de violence et de rejet des autorités locales. Pour de nombreux Martiniquais, le rejet du vaccin s’assimilerait donc au rejet de la domination néocoloniale française. En outre, la communication « anti-vax » sur les réseaux sociaux et la profusion d’informations erronées et d'annonces irrationnelles par des pseudo-scientifiques ont amplifié le chaos général.

Plusieurs acteurs politiques ont ces derniers mois évoqué une « solution martiniquaise » à trouver pour faire face au virus. Nous affirmons qu’une solution martiniquaise est avant tout de protéger les vies martiniquaises. Cela ne peut se faire qu’en étant au plus près des réalités mais également des peurs, des angoisses et des interrogations de chacun. La connaissance de notre histoire s’avère fondamentale. Il s’agit de comprendre que les angoisses face au vaccin ne peuvent être déconnectées de la relation de défiance vis-à-vis de l’état français. Sans doute la crise de la chlordécone n’y est pas étrangère, mais elle n’explique pas tout. Cette molécule hautement toxique et cancérigène a contaminé les terres antillaises pendant des décennies. Nos sols, nos eaux, nos terres et nos corps continuent à être pollués et rongés par la chlordécone. L’attitude politique du gouvernement français par son choix criminel d'accorder une prolongation de l'utilisation du pesticide aux Antilles a rendu les populations extrêmement réticentes à lui faire confiance quant à la gestion des questions en lien avec leur santé.

Il appartient aux élus locaux de faire preuve de courage politique en appelant explicitement à la vaccination. Appeler aux seuls gestes barrières ne suffit pas. Il est nécessaire de former les agents municipaux, en répondant à leurs doutes et leurs peurs et que ceux au contact de la population puissent à leur tour écouter, rassurer, informer dans l’ensemble des communes de l’île. Il faut que la désinformation soit combattue sans relâche, systématiquement, sans complaisance. Bien que certains élus aient clairement soutenu la stratégie vaccinale en mettant en place des vaccinobus ou une communication pédagogique de proximité, ces initiatives demeurent peu nombreuses. Ce n’est pas de vernis identitaire dont nous avons besoin. Nous avons besoin de personnes pour qui les vies martiniquaises comptent vraiment. La voilà la première étape vers une solution martiniquaise.

Sommes-nous en train d’assister à un jeu de corps (corps avilis, rédimés, divisés, négociés, chlordéconés comme épitomés de l’esclavage ) ? Sommes-nous persuadés qu’en élaborant une cartographie de la résistance avec nos corps, nous produirons nos propres anticorps ?

Dans « Éloge de la servilité », le poète et philosophe martiniquais Monchoachi développe la notion du "corps" telle que nous l'entendons dans nos sociétés : Ou mèt kò-w, chapé kò-w, sé lespwi kò ki mèt kò.

« Ce que la langue créole nomme Kò est imparfaitement et mal entendu dans le mot corps. Le Kò est ce qu’on ne peut saisir qu’en se mettant à son écoute. Il est ce qui nous est commun. Son récit dit notre propre histoire sans cesse recommencée. Présent en même temps dans la suite et dans le processus originaire. N’appartenant en propre à aucun corps, mais que chaque corps habite avec plus ou moins de profondeur et de sérénité. Plus ou moins de bonheur et de vérité. »

Le corps est ce qui nous est commun.

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La Fabrique décoloniale est un groupe de citoyen·ne.s mené par des chercheur·e·s, historien·ne·s et artistes martiniquais·e·s, fondé dans le contexte des tensions sociales qui agitent la société martiniquaise depuis mai 2019. Cette association a pour vocation de s’interroger sur l’origine, l’influence et le dépassement du fait colonial.

Membres de la Fabrique décoloniale signataires :

Aurélia Dominique, maître de conférences, Université des Antilles ;

Belrose Stéphanie, professeur d’Histoire-Géographie ;

Célestine Audrey, sociologue, politiste, maître de conférences, Université de Lille ;

Daniel Olivier, doctorant en Sociologie, Université Paris 8 ;

Ferdinand Malcom, politiste, chercheur CNRS ;

Fidelin Nitiga Axelle, chef de projet ONG ;

François Marie-Denise, socio-ethnologue ;

Gilbert Mario, directeur artistique, photographe ;

Léandry Sylvie, professeur d’Histoire-Géographie ;

Moïse Myriam, maître de conférences, Université des Antilles, Secretary-General, Universities-Caribbean ;

Nitiga Gisèle, professeur de Lettres ;

Roch Michaël, écrivain ;

Toto Karl, agriculteur ;

Toto Zaka, écrivain, directeur de la revue ZIST...

[1] Selon la base de données « Our World in Data » de l’Université d’Oxford, c’est en 2021 que la pandémie a le plus touché les territoires de la Caraïbe qui avaient jusque-là bien résisté aux premières vagues.