Il était quatorze heures lorsque les résultats des présidentielles françaises tombèrent ici, dans mon Ohio natal où je vis à nouveau depuis 2011. Déception, mais aussi soulagement : on n’aura pas un duel Fillon-Le Pen, et Macron sera selon de toute vraisemblance le prochain président. Je vais pouvoir rentrer l’année prochaine, à la fin de ma délégation à l’université, dans mon autre pays la France, ce refuge à l’Amérique de Trump.
Sauf que je lis sur Facebook d’innombrables écrits d’amis et amis d’amis « de gauche » ou « progressistes » qui annoncent que Le Pen-Macron c’est un choix entre la peste et le choléra, et qu’ils vont voter blanc ou s’abstenir. Oh, no—pas encore ! Je me trouve replongée dans l’ambiance des débats avec d’autres partisans de Bernie Sanders après les primaires démocrates : ils « n’aimaient pas » et se méfiaient de Hillary Clinton qui représenterait Wall Street et l’Establishment. Après tout, rajoutaient même certains, Trump qui s’était dit démocrate dans le temps n’allait pas faire tout ce qu’il proclamait. Même lorsque le candidat Sanders se fut prononcé clairement pour Hillary Clinton et contre Trump, certains de ses partisans ont continué à accabler celle-ci en reprenant des fausses accusations proférées par des torchons d’extrême droite. De nombreuses raisons ont motivé l’échec de Clinton, mais l’une d’entre elles a été l’abstentionnisme de cette frange d’électeurs et leur diabolisation de la candidate.
L’élection de Trump est de loin la plus traumatisante dans ma mémoire et celle de ma mère de 90 ans qui vit depuis toujours aux Etats-Unis. Chacun des nommés dans son gouvernement agit contre la mission qui leur est consacré : on trouve par exemple à la Justice un homme contre l’immigration, même lorsqu’elle est légale, et qui manifeste ouvertement de la sympathie pour le Ku Klux Klan ; à l’Education, une richissime partisane de la privatisation ; au Travail, un grand patron d’entreprise qui s’oppose aux arrêts de maladie et aimerais voir remplacer les ouvriers par des machines parce qu’elles ne tombent pas malades et ne vous entrainent jamais en justice pour faits de discrimination.
En ce qui me concerne, Trump fait tout pour éliminer le système de santé « Obamacare », ce qui me laisserait sans couverture comme des dizaines de millions d’autres américains ; d’ores et déjà, il annonce la fin des subventions aux assurés qui ferait passer le prix de mon assurance américaine de 10% à 35% de mon salaire net, au delà de mes moyens. Contrairement à mes compatriotes américains, je peux cependant avoir recours à la sécurité sociale française et ne serais pas obligée de vendre ma maison en cas de maladie ou d’hospitalisation.
L’accès à l’IVG est déjà limité par certains Etats, mais en raison de l’influence de Trump sur la Cour Suprême ma fille et mes étudiantes s’attendent à une nouvelle criminalisation, un accès plus limité et non remboursé à la contraception, et un enseignement sexuel à l’école basé sur l’abstinence. Cela suivra l’élimination, déjà effectuée, de toute subvention états-unienne aux ONG internationales qui osent faire mention de l’IVG. La proposition de loi sur les impôts de Trump, en plus des immenses cadeaux faits aux riches, augmenterait mes impôts sur ce qui est un petit salaire pour les Etats-Unis et me ferait perdre, en tant que mère célibataire, les avantages de chef de famille.
« L’Amérique d’abord », comme il le prétend ? Mon université, comme celles de tout le pays, a déjà vu plonger le nombre d’inscriptions d’étudiants étrangers pour la rentrée 2018, surtout venant de pays musulmans. J’ai des étudiants (parfaitement « en règle ») qui ont peur de quitter le pays par crainte, comme cela s’est déjà produit, de ne pas pouvoir y revenir. Et ce n’est que le sommet de l’iceberg : dès le début du mandat de Trump, l’arrestation d’immigrés dépourvus de la nationalité américaine a augmenté de 32,6%. On sépare les parents des enfants : dans une ville près de chez moi, on vient d’expulser une résidente de longue durée, mère de quatre enfants de nationalité américaine. Mon cousin qui enseigne dans une école à forte majorité d’immigrés d’Amérique centrale, me parle de longues files d’attentes pour demandes de passeports aux jeunes nés aux Etats-Unis pour qu’ils puisse accompagner les parents déportés ; on a du distribuer des formulaires à tous les élèves pour savoir que faire d’eux en cas d’expulsion des parents.
Même si le président a appris à faire (un peu) attention, son élection a suscité une incroyable libération des paroles de haine jusque et un déchaînement inouï d’actes racistes, anti-musulman, misogynes et antisémites : la Southern Poverty Law Center a enregistré 867 incidents dans les dix jours suivant l’élection, et cela continue: je vois partout des drapeaux confédérés, reliques du Sud esclavagiste, une croix gammée est inscrite sur les murs de ma fac, et les enfants des amis rapportent des agressions dans les écoles contre les enfants musulmans et immigrés. Le porte-parole de Trump, pour justifier le bombardement en Syrie, a dit que même les Nazis (mot que Trump ne sait pas prononcer) n’ont jamais utilisé d’armes chimiques contre leur peuple --même s’il a concédé qu’ils ont en effet envoyé des gens dans des « Centres d’Holocauste ».
Les blancs d’Ohio ont semble-t-il voté pour Trump, non pas parce qu’ils seraient des laissés pour compte, mais par pur esprit de revanche contre les noirs, les musulmans, les étrangers, et les femmes, et pour retourner à un passé mythique où les hommes blancs auraient régné sans partage et sans contestation. C’est là une position que partagent nombre de groupes qui, tous, attendent de pouvoir prendre leur revanche, dans un pays où les femmes, les homosexuels, les immigrés, les étrangers ont acquis des droits durant ces dernières décennies. L’idée que ce soit un vote prolétarien mérite d’ailleurs une analyse plus fine : seules 3% des femmes noires, dont beaucoup sont ouvrières, ont par exemple voté pour Trump.
Il est difficile d’assimiler les phénomènes Sanders et Mélenchon d’une part, et Trump et Marine Le Pen d’autre part. En réalité Marine Le Pen est bien plus inquiétante, du fait de son lien historique avec les forces fascistes de naguère et du retour de l’extrême droite dans un pays qui a connu le fascisme. En France, on ne peut pas compter sur une contre-institution juridique comme celle qui a annulé plusieurs des décrets de Trump. On ne peut pas non plus se réfugier dans un autre état, qui instaurerait des lois protectrices contre les initiatives du gouvernement central. La Californie a par exemple un système de santé plus protecteur, la marijuana médicale y est légalisée et on y compte nombre de villes sanctuaires pour les immigrés et réfugiés; tout ceci est inimaginable dans un système jacobin centralisé comme l’est la France. Non, Marine Le Pen n’est pas Trump, elle est pire. Pour ma part, si elle est élue, je ne pourrais sans doute pas rentrer en France car elle a promis de retirer la citoyenneté française aux binationaux comme moi et mes enfants.
Aussi enivrante qu’ait pu être la campagne pour Mélenchon (ou pour Sanders), une campagne électorale ne fait pas un mouvement social. Ni celle pour Obama, ni celle pour Sanders n’ont perduré. Elles ont pu faire prendre conscience à des gens, créer des réseaux, et enseigner des méthodes de mobilisation, mais un mouvement social doit se construire sur d’autres bases que le seul soutien à un candidat. Par contre, le choix d’un président peut créer ou fermer l’espace dans laquelle un mouvement s’organise. Sous Macron, il faudra, bien entendu, se mobiliser ; le pourra-t-on encore sous le Front National ? L’augmentation de son score renforce déjà son poids politique.
A mes amis français tentés par l’abstention ou le vote blanc, voyez où nous a menés ici le refus, à gauche, de voter pour la « diablesse » Clinton. Ne serait-ce qu’en pensant au sort qui attendrait en France les immigrés, les homosexuels, les musulmans, les juifs et bien d’autres...
Votez Macron et votez massivement !
(*) Judith Ezekiel est militante féministe et anti-raciste. Maître de conférences en civilisation américaine à Université de Toulouse Jean Jaurès, en délégation à Wright State University, elle est spécialiste des mouvements sociaux et les rapports sociaux de sexe et de race. Elle a voté pour Bernie Sanders à l’élection primaire.