« L’argent ça n’a pas d’importance, ce qui est important c’est les idées »
Maja Hoffmann, 420e fortune mondiale, mai 2019.

Ma première rencontre avec Maja Hoffmann eut lieu lors de la sortie du premier numéro d’un journal qui en traitant du sujet de la fondation Luma donnait le LA de sa ligne éditoriale. Fraîchement arrivé sur le territoire et n’ayant encore pas complètement compris en face de qui je me trouvais, je lui posais cette question qu’elle n’avait alors entendu qu’un petit million de fois « mais, pourquoi Arles ? »
La réponse qu’elle donne à peu près tout le temps est également celle que sortira aussi De Carolis à son pople d’Arles trois ans plus tard : « je suis d’ici ». Sauf que ce n’est pas la réponse qu’elle m’a donnée. Car la réponse « je suis né ici » ne concerne en fait que le résultat à l’avantage d’Arles de la mise en concurrence de toutes les petites villes de la planète. La vraie question était : « pourquoi pas à New York ? »
Et sa réponse fut : « Nous (les milliardaires), on fuit les grandes villes ».
On est en 2017, à l’époque Nicolas Hulot n’a pas encore démissionné, Greta Thunberg n’existe pas encore et Les Inrocks ne se décideront à publier le premier article de la presse française sur l’effondrement à venir qu’un an plus tard.
Je vais mettre plusieurs semaines à comprendre ce qu’elle me raconta ce jour-là. C’est en découvrant les chiffres, « 8 000 à Chicago, 7 000 à Paris, 6 000 à Londres : les ultra-riches quittent les grandes villes », dans le bouquin de Pablo Servigne, que tout s’éclaire. Les milliardaires filent à l’anglaise parce qu’ils savent que le chaos a déjà commencé.
— Mec, la fondation date pas de 2015, elle avait ce projet bien avant.
— Évidemment, et ce n’est pas pour rien.
En mai 2019, pendant les Luma Days, je m’entretiens quelques minutes avec André Hoffmann, le frère de sa sœur. Il m’explique que « le monde de l’entreprise » est en train de changer, qu’il aura fallu trente ans pour que ses camarades de classe comprennent que la planète part en fenouil. Les Hoffmann, il faut leur reconnaître au moins ça, sont parfaitement au clair de la situation désastreuse de la planète. Et tout autant de la situation très particulière du territoire d’Arles. Commune la plus vaste de la France métropolitaine située dans des zones humides (dont la tour du Valat, que préside André Hoffmann, travaille à la préservation), Arles offre des statistiques aussi inédites que spectaculaires en termes de suffisance alimentaire. En cas d’embargo, 95% de la population du territoire pourrait survivre sans encombre. Pour info, une ville écolo comme Grenoble, c’est 2%.
Pendant ces mêmes Luma Days, il a été question d’îlots et d’archipels. Maja Hoffmann citait Édouard Glissant comme un prêtre son bréviaire, répétant comme une antienne qu’il fallait construire des ponts, des liens, des interconnexions entre les mondes. Les îlots, les zones préservées au milieu du reste qui patauge dans la semoule, c’est une idée somme toute assez lucide du monde en devenir. Un monde en devenir que Luc Hoffmann et ses petits copains, le mari de la reine d’Angleterre, Huxley et le prince Bernard de Hollande avait parfaitement cerné en créant le WWF. L’idée de cet organisme était à l’origine de créer des zones préservées (dont la version Alpha est ni plus ni moins que la tour du Valat) de la destruction de l’homme. Ce qui concrètement dans son acception la plus caricaturale consistait à empêcher les autochtones de chasser les bestioles qu’ils comptaient bouffer afin que nos bonshommes puissent encore en trouver quand ils viendraient faire leurs safaris.
L’arche de Crésus
Pour autant qu’on sache, Maja Hoffmann n’est pas safari-friendly, en revanche elle est très artwashing. Ses zones de préservation à elle, ses îlots, ne seront pas foisonnantes de rhinocéros, mais de Gilbert et Georges. C’est en tout cas ce qu’on peut penser de prime abord. Elle crée des zones de préservation de la culture pour le jour où ça pétera bien comme il faut. Une sorte de bibliothèque d’Alexandrie de l’art contemporain.
Mais tout ceci est faux, Ringo, car en fait, Maja est le fort, nous sommes les faibles, et elle, Maja Hoffmann essaie, au prix d’un effort harassant, Ringo, de protéger les forts.
On a tendance à critiquer son œuvre à travers le biais du tourisme de riche. À dire qu’elle construit un musée pour snob à ciel ouvert. Mais ce n’est pas d’un musée qu’il s’agit, pas d’un lieu temporaire où les Parisiano-New-Yorkais viendraient se faire dorer la pilule en été en retrouvant en plus calme ce qu’ils ont chez eux. Les « Maisons d’Arles » portent parfaitement leur nom. Il ne s’agit pas d’hôtels, mais bien de lieux d’accueil à plus ou moins long terme. Il s’agit en réalité d’un projet d’espace d’accueil pour gens du voyage à haute valeur ajoutée.
Exode central
« Nous les milliardaires, nous fuyons les grandes villes ».
Avec son centre d’art contemporain, avec ses maisons d’Arles, Maja Hoffmann prépare tout simplement le terrain à l’arrivée des grandes fortunes du monde qui pourront, quand Paris sera plein de gilets jaunes et New York d’épidémies, retrouver chez nous ce qu’ils avaient chez eux.
Ce n’est pas de la gentrification, c’est une invasion. À l’instar de son père, Maja Hoffmann crée un archipel, une zone de préservation des espèces rares, une arche de Noé pour milliardaires. Une arche à partir de laquelle ils pourront s’abriter des agressions extérieures.
En d’autres mots, une zone à défendre. La ZAD de la tour.