Pouvez-vous présenter votre parcours. Qu'est-ce qui vous a décidé à étudier puis enseigner la langue arabe?
Je suis devenue enseignante par la force des choses, le cursus universitaire que j’ai suivi étant généraliste, et n’orientant que vers l’enseignement, la recherche ou les deux. Il se trouve que les deux me passionnent et que j’ai à cœur de faire bénéficier mes élèves des quelques réponses que je trouve dans mes recherches, l’enjeu étant de leur montrer – recherches et exemples à l’appui – que l’arabe est une langue de communication comme les autres, qui évolue.
Outre mon intérêt général pour les langues étrangères, mon attrait pour l’arabe, qui s’est trouvé confirmé lors de mes séjours au Caire et à Damas, est lié à l’histoire de ma famille maternelle. En effet, un de mes aïeuls était officier arabisant et professeur d’arabe au Maroc pendant le mandat français.
Vous étudiez l'arabe syrien, beaucoup de gens ignorent que la langue arabe comprend de multiples "dialectes" selon les pays, et au sein même de ceux-ci. Il n'existe pas de différence aussi significative pour les européens entre langue littérale et langue parlée, que pour l'arabe. Pouvez-nous expliquer cela ?
Tout simplement parce que ce qu’on appelle la pluriglossie de l’arabe se joue sur l’échelle d’une vingtaine de pays. C’est comme si l’on comparait la langue « européenne », qui n’existe pas, à l’arabe. Les différents dialectes sont différentes variétés – ou glosses, d’où le terme technique de pluriglossie – d’une même langue, avec des points communs et des différences, mais ne sont pas des langues différentes. En effet, un arabophone apprendra plus rapidement un autre dialecte arabe que le sien, que s’il devait apprendre une autre langue. Ce qui se joue au niveau européen est différent puisque chaque pays européen parle une langue différente. Il arrive parfois aux linguistes de comparer la situation de l’arabe avec celle de l’allemand, dont les différences entre la variété quotidienne et la variété officielle de référence sont conséquentes. A la différence près que l’allemand officiel est aussi parlé en communication spontanée, contrairement à l’arabe littéral, dit aussi classique ou littéraire.
Il y aurait 178 professeurs d'arabe en poste selon l'éducation nationale, ce qui serait inférieur au nombre d'enseignants d'occitan, alors que l'arabe est la deuxième langue la plus parlée du pays. Savez-vous si cela peut évoluer et combien d'élèves apprennent cette langue au collège et lycée?
Il y aurait eu en 2018 l’ouverture de quatre postes au CAPES, et trois à l’Agrégation. En 1999, quand j’ai passé l’Agrégation, il y en avait dix. Le secondaire compte environ 11000 élèves arabisants, alors que le privé et l'associatif en dénombre 60 000[1].
Comment expliquez-vous ce paradoxe entre d'une part le manque de considération de l'enseignement de l'arabe au collège et au lycée, et d'autre part le fait de retrouver de nombreuses sections dans les universités, les grandes écoles, telles que Sciences Po... ?
Je l’ignore, mais il est clair que certains élèves qui n’ont pas pu débuter l’arabe dans le secondaire se rattrapent dans le supérieur où beaucoup d’étudiants sont néanmoins débutants. Il y a environ 6000 étudiants dans le supérieur –universités et grandes écoles confondues[2], dont très peu viennent du secondaire. Dans le supérieur, il me semble que les classes d’arabe ne cristallisent pas les préjugés que l’on peut avoir dans le secondaire et qui voudraient qu’elles renforcent le communautarisme, préjugé partagé par bon nombre de directeurs d’établissement. En effet, ces classes ne sont pas composées dans leur grande majorité d’étudiants issus de l’immigration maghrébine, mais d’étudiants qui ne sont pas d’origine arabe, comme ce fut mon cas. Ces personnes n’apprennent pas l’arabe avec les mêmes enjeux émotionnels, culturels et linguistiques que la plupart des élèves du secondaire, mais comme une langue de communication professionnalisante.
La langue arabe semble souffrir d'énormément de préjugés, quand elle n'est tout simplement pas diabolisée. A quoi est due cette stigmatisation selon vous ?
On peut attribuer à des événements survenus dans les années 1983 et 1989 une responsabilité dans le changement de vision que l’on a pu avoir sur l’enseignement de l’arabe : des émeutes aux Minguettes, dans la banlieue de Lyon, la fatwa de l’ayatollah Khomeiny en 1983 contre Salman Rushdie, et, la même année, trois collégiennes exclues à Creil pour avoir refusé de retirer leur foulard. C’est à ce moment-là que la question de l’immigration maghrébine a commencé à poser problème et que des classes d’arabe ont été fermées, par peur d’une ghettoïsation résultant de l’amalgame entre Arabe et musulman. De plus, il reste en France une idéologie selon laquelle l’arabe est la langue des ex-colonisés, et que délinquance et immigration sont liées, renforçant l’idée que l’apprentissage de l’arabe peut renforcer les particularismes, au lieu de les intégrer à la République.
Même si, à mon avis, les préjugés actuels étaient déjà présents, il me semble qu’actuellement, ils sont renforcés par les problèmes posés en France et ailleurs par l’image de plus en plus prégnante de l’intégrisme musulman sous toutes ses formes – dont djihadiste, et par la place que lui donnent les médias en France. L’être humain a toujours intérêt, pour se rassurer, de diviser le monde en deux catégories, et le fameux « choc des civilisations » de Samuel Huntington a malheureusement beaucoup d’adeptes. Qu’entend-on par civilisation, et par « civilisation musulmane » ? Comment peut-on désigner par un terme aussi monolithique et réducteur un monde aussi divers, composé de musulmans sunnites, de musulmans chiites, de musulmans arabes, de musulmans non-arabes, qui sont tous plus ou moins en phase avec la culture de leur pays ?
Pourquoi persiste-t-on en France à considérer qu'apprendre certaines langues étrangères peut être un frein à l'intégration ?
Parce que l’on considère que l’être humain ne peut avoir qu’une identité, et que certaines personnes en France pensent qu’il n’est pas nécessaire d’apprendre les langues étrangères, se basant sur le préjugé selon lequel la francophonie est encore fortement répandue dans le monde. Ce dont souffrent justement beaucoup de jeunes issus de l’immigration maghrébine, est un vide culturel et linguistique. Ils ne maîtrisent ni la langue ni la culture du pays d’origine et du pays d’accueil de leurs parents. L’être humain, quand il apprend une langue étrangère, acquiert une structure mentale qui lui permet d’en acquérir d’autres : une langue ne s’acquiert pas au détriment d’une autre, mais en complémentarité. Le fait d’enseigner l’arabe comme langue moderne de communication dans le secteur public, par des professeurs formés par l’Etat, permet à ces élèves, qui sont majoritaires dans le secondaire, de se sentir plus à l’aise dans leur dualité linguistique et culturelle.
Ce préjugé est à la fois partagé par bon nombre de Français qui ne sont pas d’origine arabe, et par certains parents issus de l’immigration maghrébine, qui ne parlent plus arabe à leurs enfants, pour les pousser à s’intégrer en France en parlant uniquement le français.
Tous les ministres de l'éducation nationale ayant voulu réformer l'enseignement de la langue arabe, notamment en lui donnant plus de moyens, n'ont jamais pu aller au bout de leur démarche, suscitant dès le départ une vague d'indignation de certain.e.s hommes ou femmes politiques – on se rappelle de la polémique autour des annonces de Najat Vallaud-Belkacem, et récemment Jean-Michel Blanquer. D'où vient selon vous cette crispation et quelles en sont les conséquences ?
Cette crispation est purement électoraliste de la part d’hommes et femmes politiques, qui s’amusent à jouer sur les peurs des gens pour gagner des voix. Dire qu’ouvrir une classe d’arabe revient à former des terroristes est une contre-vérité. Cela revient à dire que les germanistes deviendront des Nazis, et que les profs d’arabe sont eux-mêmes des islamistes ! Je ne suis ni arabe, ni musulmane et encore moins islamiste ! Ces gens-là ignorent que la France est le pays européen dans lequel l’enseignement de l’arabe est le plus ancien.
Cette histoire remonte à la création en 1530 d’une chaire d’arabe au Collège des Lecteurs Royaux fondé par François 1er, et qui deviendra le Collège de France. Puis, dès l’immigration maghrébine des années 60, l’enseignement de l’arabe s’est développé dans le secondaire. Ensuite, il a commencé à perdre du terrain au profit du secteur associatif avec toutes les dérives que l’on peut craindre – l’Etat n’ayant aucun moyen de contrôler ce qui s’y passe, à partir des années 80, et avec l’extension de la question de l’immigration maghrébine. La France reste à ma connaissance le seul pays du monde occidental à enseigner l’arabe de la maternelle à l’université.