Il y a environ une semaine, on annonçait, en Russie, le lancement, à partir du 1er février, d'une nouvelle chaîne de télévision, «Tekhno 24», entièrement dédiée à l'armement, à la recherche de pointe et ciblant «les hommes de 30-45 ans qui ont réussi dans la vie et qui sont curieux», mais ayant vocation à s'adresser aux patriotes masculins de tous âges.
La chaîne, fondée par la VGTRK, compagnie possédant toutes les chaînes d'état en Russie, proposera des reportages sur «les dernières nouveautés en matière d'armement, les arts martiaux, les sports extrêmes et les expéditions au bout du monde». Le projet vient apparemment des mêmes auteurs qui nous ont déjà offert le «biathlon en chars d'assaut», où le commentateur s'extasiait des heures durant sur l'adresse des mécaniciens-conducteurs, des chefs de char et des artilleurs russes, tout en rappelant à chaque occasion la supériorité, la robustesse et la magnificence de l'incomparable T-72, supérieur à tous les chars du monde, même si on ne s'est pas donné la peine d'inviter tous les autres constructeurs et pilotes de chars pour pouvoir vraiment comparer. Toutes les équipes venues d'ex-URSS, d'Afrique ou d'Amérique Latine roulaient dans des T-72 fournis par les Russes, seuls les Chinois étaient venus avec leurs Type 96, et les mauvaises langues disaient que les performances exceptionnelles des équipages russes était dues à un moteur gonflé et à un allègement du blindage réactif.
Il y a quelques jours, un journal web de Saint-Pétersbourg publiait un article où il décrivait une «fabrique à trolls» installée dans la ville, selon des témoignages anonymes et des recoupements d'annonces d'embauche de «copyrighters» et de «content-managers». En même temps, la presse russe annonçait des projets de création «d'armées de trolls idéologiques» en Ukraine et en Grande-Bretagne.
Le nom du groupe de Egor Letov, «Grajdanskaïa Oborona», se traduit par «Défense (Protection, Sécurité) Civile», et c'est est une vieille tradition soviétique qui portera diverses appelations hideuses tout au long de son histoire. «Oborona», c'est à la fois la défense du ministère («ministerstvo oborony»), et la protection/sécurité des civils («grajdanskaïa oborona»), un terme militairement bien plus connoté que ces deux équivalents français que j'essaye de donner, évoquant constamment l'attaque potentielle. La défense civile à la soviétique c'est, dans une de ses toutes premières incarnations, un «club d'enthousiastes» des années 30 comme l'Osoaviakhim («Société de contribution à la défense, et aux industries de l'aviation et de la chimie») ou la DOSAAF («Société volontaire de contribution à l'armée, à l'aviation et à la flotte»). Dans une blague légèrement anachronique (la DOSAAF reçoit ce nom vers 1950) et mettant en scène le Standartenführer Stierlitz, un espion soviétique infiltré au sein du 3e Reich, le faux officier SS répond, comme à son habitude, par une grosse bourde à une question provocatrice posée par un vrai nazi :
— «Mais dites-moi, Stierlitz, où est-ce que vous avez appris à aussi bien conduire ?»
— «À la DOSAAF», répondit Stierlitz, et se demanda : «N'en aurais-je pas dit un peu trop?»
Pour tout habitant de la Russie, la «protection civile», ça n'évoquera pas les secours de réserve et le plan d'opérations chargés de protéger les civils en cas de grande catastrophe technogène, mais es cours destinés à vous apprendre le b.a.-ba de la guerre : comment mettre un masque à gaz, comment creuser une tranchée, comment nettoyer une kalachnikov, comment survivre quand l'armée, les pompiers, les secouristes et les policiers ne sont plus là. La mission principale des troupes de défense civile rattachées en permanence à l'Armée Rouge était de se rendre dans les hôpitaux, sur les lieux d'attaques, de bombardements, d'incendies ; d'estimer les dégâts, de transmettre les informations et d'essayer d'essuyer le plus de conséquences possible avec les moyens à disposition. GrOb, le petit nom de Grajdanskaïa Oborona, signifie «cercueil». En 1937, Samouil Marchak, poète connu en grande partie pour la partie de son œuvre destinée aux enfants, ainsi que les répressions que subiront beaucoup de ses amis et disciples (y compris Daniil Harms), publiait son «Récit sur un héros inconnu» qui plongeait sans peur dans un immeuble en flammes pour sauver une personne, évoquant la «norme GTO» (Gotov k Trudu i Oborone - «Prêt au Travail et à la Défense») : une série d'épreuves physiques destinées à montrer votre aptitude à zigzaguer le plus longtemps possible entre les obus de mortiers et les nids de mitrailleuse, et récompensée par un insigne à porter sur sa chemise :
«Sur sa poitrine, un insigne “GTO”,
On ne sait plus rien d'autre sur lui.»
En 1989, Letov écrivait la lassitude des mensonges et du matraquage, détournant cette défense de corps et d'acier en une protection psychique et personnelle. Une sécurité pour une sanité fortement ébranlée par le réel. Quand on ne sait plus quel monde est le plus fait de toc, qu'est-ce qui est or, et qu'est-ce qui est plastique.
***
Le monde en plastique a gagné
La maquette a été plus forte
Le dernier lampion refroidit
Le dernier esquif est fatigué
Et dans la gorge, exhalent les
Grumeaux des souvenirs
O-Oh Ma protection
Jeu de lumière d'un œil aveugle
Ballon funéraire d'un monde bon marché
Jeu de lumière d'un monde bon marché
Le monde en plastique a gagné
Triomphe le tocsin en carton
Qui veut une tranchette du ciel de juillet ?
O-Oh Ma protection
Jeu de lumière d'un œil aveugle
Ballon funéraire d'un monde maladroit
Jeu de lumière d'un monde bon marché
Le monde en plastique a gagné
La maquette a été plus forte
Le dernier esquif refroidit
Le dernier lampion est fatigué
Et dans la gorge, exhalent les
Grumeaux des souvenirs
O-Oh Ma protection
Jeu de lumière d'un œil aveugle
Ballon funéraire d'un monde bon marché
O-Oh Ma protection (ad lib)