
Limonov, Letov et Douguine sur fond de drapeau du NBP
Aujourd'hui, à la télé russe, on parlait des zagradotriady. Un des représentants officiels de la DNR en tenue de camouflage affirmait que ces détachements étaient chargés de fusiller sur place les soldats ukrainiens qui battraient en retraite. Pour ceux qui pensent que les média russes passent leur journées à traiter les ukrainiens de nazis, zagradotriady est un terme qui vient de la Grande Guerre Patriotique, et désigne les forces spéciales du NKVD chargées d'appliquer le fameux «ordre n°227» («Pas un pas en arrière») aux bataillons disciplinaires et autres récalcitrants. Donc bon, ils les traitent aussi de staliniens sanguinaires, si ça vous rassure.
À la fin de l'émission, on présente un poème du Ministre des affaires étrangères, Lavrov, publié dans la revue Le Pionnier russe : «“Émigrés” n'est pas un mot russe». On nous apprend qu'il aurait aussi écrit l'hymne du MGIMO (L'institut des relations internationales de Moscou) dont il est diplômé. Egor Letov est mort il y a presque 7 ans, le 19 février 2008. Je doute que dans deux semaines, les journaux télé officiels mentionnent un de ceux que l'on considère, à tort ou à raison, comme l'un des plus grands rockers et poètes des années 80 et 90. Ce qui est sûr, c'est qu'en cherchant un peu des vidéos de ses morceaux sur internet, on tombera facilement sur nombre de reprises faites par des amateurs, et à ce niveau il reste presque aussi populaire que des groupe de la pointure de DDT ou Akvarium.
L'intello russe aime Grajdanskaïa Oborona parce que certains des textes abscons de Letov, ça donne l'occasion d'avoir l'air intelligent en chantant (ou en essayant de traduire), alors qu'au fond, on a un peu de mal à saisir. Pour les autres marginaux et les punks, GrOb, c'est «leur tout» : c'est vulgaire, c'est toujours contre, c'est fait à l'arrache – plus de 10 albums par an à la fin des années 80 – et, souvent, c'est con comme un drapeau rouge. En 1987, quand il écrivait le morceau éponyme, il se conformait à sa logique : singer le plus possible le style officiel (et pour ceux qui doutent que ça ressemble au style officiel, attendez que je vous traduise la reprise de «À la vitesse soviétique» sur la musique de «Pop-Corn»), juste pour nous réveiller le matin, mettre un peu de bonne humeur et nous faire rire, même si le rire est noir.
Le drapeau rouge, Letov finira par le brandir en 1994. Choqué par les événements d'octobre 1993, il cofondera avec Douguine et Limonov le Parti National-Bolchévik. Sur scène, il ne chante plus le «Drapeau Rouge» narquois, mais reprend, levant le poing, «Et de nouveau continue le combat» célébrant le jeune Lénine, un badge avec la tête d'Anpilov à la boutonnière. Il quittera assez rapidement le NBP et ne se mêlera plus jamais à la politique depuis : il continuera à écrire quelques textes très allusifs sur les réalités russes mais en concert se contentera surtout ses vieux succès. Il ne sentait plus le besoin de dire beaucoup plus que ce qu'il avait déjà dit avant l'arrivée de la démocratie. Si le besoin se présentait, «Un nouveau 1937», «Comment l'acier fut forgé», «KGB-rock», il pourrait toujours les ressortir.
Sur les nationalités et le nationalisme, Letov ne s'exprimait quasiment pas. C'est pour ça que quand il chantera «Société “Mémoire”» («Общество “Память”», dédié à l'organisation national-impérialiste-orthodoxe du même nom), il aura à se justifier : «mais bien sûr que c'est du foutage de gueule». Paradoxalement, il ne pensait pas que c'était un des problèmes de l'URSS, ou même un truc auquel il valait de consacrer plus d'un morceau, alors que la majorité de ses anciens compatriotes semble être aujourd'hui d'avis contraire. On veut préserver l'identité nationale, restaurer «cette Russie que nous avons perdu», répandre un monde et une idée «russes».
La télé russe, je l'ai regardée chez un ami. Il s'est «rendu» il y a douze ans pour fuir son Ouzbékistan même pas natal. Comme tout le monde, aux autorités, il n'a pas vraiment raconté toute la vérité. Dans le doute, sur sa carte de séjour, on a mis «nationalité : indéterminée». Il me disait que son meilleur pote, qu'il a rencontré il y a 14 ans, il ne connaissait toujours son vrai nom de famille. Et, en regardant une vieille femme pleurer son fils qui a été tué juste devant un hôpital, dans le Donbass, il se demandait s'il ne devait pas aller en Ukraine, aider ne serait-ce qu'un peu. Il est électricien et sait démonter une kalach, peut-être que ça pourra servir.
Qui ne rêve pas d'être le porte-drapeau ?
De brandir le drapeau rouge tel un flambeau ?
Nos combattants n'ont pas d'objet plus précieux
Que le drapeau rouge de nos glorieux aïeux !
Le drapeau rouge, le drapeau rouge,
De nos glorieux aïeux, de nos glorieux aïeux !
Qui ne rêve pas d'être le porte-bannière ?
Le drapeau à la main franchir les années-lumière ?
Planter sur la Lune le drapeau écarlate ?
Vous, je ne sais pas, mais moi j'ai hâte !
Le drapeau rouge, le drapeau rouge,
Je veux le porter, je veux le porter !
Que ne rêve pas d'être porte-étendard ?
Pour ça il ne faut jamais se lever tard !
Apprends et travaille, prends part au combat,
Et le drapeau rouge on te confiera !
Le drapeau rouge, le drapeau rouge,
On te confiera, on te confiera !
Titre original : Гражданская Оборона - «Красное знамя»
Album «Хорошо!!» (1987)